« Écoutez bien et répétez!!! » serait la phrase qui l’a le plus marqué lorsqu’il entreprit d’apprendre l’allemand. De mauvaises langues affirment qu’avec ces mots, il aurait déjà intégré l’essentiel de ce qui caractérise et distingue les écoles allemandes. Ce qui n’est pas vrai, comme nous le prouve l’exemple d’une ville comme Bielefeld. Mais on pourrait citer une autre ville d’Allemagne, par exemple Bonn, ou toute autre ville qui ne compterait qu’environ 320 000 habitants. Prenons donc une de ces villes, prenons Bielefeld, comme représentante de toutes les villes allemandes caractérisées par le fait qu’environ 320 000 habitants y sont domiciliés.
La ville des poètes et des lecteurs
Bielefeld compte 129 maisons d’édition, qui ont publié en 2010 un total de 1505 livres, dont 350 pour les seuls domaines littérature et poésie, 286 traductions de littérature et poésie étrangères et, dans le domaine de la philosophie, 16 ouvrages écrits par des philosophes de la ville ainsi que 15 traductions de philosophes étrangers.
Ces œuvres des auteurs de Bielefeld sont imprimées par des imprimeurs et reliées par des relieurs, puis les 1505 ouvrages sont livrés aux 26 librairies de la ville afin d’alimenter en lecture les Bielefeldois impatients de consacrer les longues nuits d’hiver à leur passion : lire des livres. Et puisqu’à Bielefeld, un livre n’est un livre que s’il réunit le travail des poètes, graphistes et relieurs avec les connaissances des libraires, il est clair que les Bielefeldois envisagent l’activité de « lecture » comme autre chose que le visionnage de phrases et la consommation de textes. Année après année, ils attendent donc pour s’y immerger le retour du flot de livres, et se laissent surprendre par toute cette nouveauté, tout ce qui n’existait pas encore.
Cette situation a conduit à l’émergence à Bielefeld d’une communauté de tous ceux qui ont un lien avec la production de livres : l’Association des écrivains de Bielefeld, un syndicat d’auteurs qui a pour mission de protéger la liberté en littérature. Cette association s’occupe des accords avec les éditeurs, théâtres, médias, institutions et autres établissements qui souhaitent publier ou utiliser des œuvres.
C’est ainsi qu’à Bielefeld, 70 écrivains vivent de leur seule activité d’écriture ; la ville verse des commissions à un fond spécial qui couvre le prêt des livres par les bibliothèques publiques et leur utilisation comme supports pédagogiques par les écoles de la ville.
Poésie et littérature occupent à Bielefeld un rang si élevé que la laiterie de la ville a organisé un concours de poésie entre les écoliers de la ville et publié les poèmes des enfants sur les cartons de lait. Les familles bielefeldoises purent alors enrichir leur journée par la lecture de poèmes au petit-déjeuner, par exemple celui-ci :
Autrefois
j’étais si heureux
de le tourmenter
et personne n’osait me le reprocher
Maintenant
je l’ai vu aujourd’hui,
il est célèbre.
Je l’envie ;
que suis-je ?
Rien !
Bienvenue dans la ville
On ne s’étonnera donc pas que le maire de la ville s’adresse par écrit à ceux qui la visitent, les touristes, et leur explique que la probabilité qu’ils se trouvent dans la ville est faible, car la plus grande partie de l’humanité se trouve ailleurs, un fait établi scientifiquement :
« Le lieu de notre naissance est-il un hasard ? Est-il soumis à une loi générale ? Ai-je déjà existé sous une forme ou une autre avant de naître ? Ai-je eu quelque chose à voir avec le lieu de ma naissance ? Pourquoi Adolf Hitler et Eva Braun n’ont-ils pas eu d’enfants ? Est-ce qu’ils n’ont pas essayé d’en avoir ? Est-il possible qu’aucun enfant n’ait voulu d’eux comme parents ? Je ne sais pas, mais je ne crois pas aux coïncidences. Je ne crois pas que Dieu joue aux dés, surtout lorsque des vies humaines sont concernée. Ces pensées nous conduisent immanquablement à considérer le chat de Schrödinger. Il s’agit probablement de l’un des chats les plus célèbres au monde (peut-être après Ninja Cat). Personne ne sait encore comment il s’appelait ? Quel était donc le nom du chat de Schrödinger ? Abracadabra ? Je ne m’en rappelle plus. Appelons-le Phoenix. C’est un terme courant pour désigner les chats. Phoenix était de l’espèce qui existait et n’existait pas à la fois. Il existait donc toujours, et même si Schrödinger avait tué son chat avec un mauvais goût indéniable, le chat est toujours en vie dans la maison de Schrödinger, tandis que Schrödinger lui-même est mort depuis déjà longtemps :
Δx Δp ≥ h/2
Cela signifie-t-il que j’ai toujours existé, ou bien que je n’ai jamais existé, et que je n’existe donc pas maintenant non plus ? Impossible ! Cela voudrait dire que toute notre existence fut irréelle et n’a existé que dans notre imagination. Si je n’existe pas, alors toi non plus. J’ai eu du mal à y croire. Les faits parlent d’eux-mêmes. Si je ne suis pas vraiment, alors comment pourrais-je prendre l’avion pour la Finlande, m’envoyer une carte postale avec la photo de la présidente Tarja Halonen, rentrer à la maison et accueillir le facteur qui m’apporte ma carte ? Je ne sais pas. »
« Le père était alcoolique, et la mère toujours fatiguée »
« On peut comparer la nation à une famille, avec un père alcoolique qui serait saoul depuis des années…Il avait de grandes idées, surtout quand il en avait. Fort en gueule, il n’hésitait pas à envoyer balader son monde… « Qu’on ne me raconte pas de conneries ! » était sa devise, et sa famille lui faisait confiance. D’une part parce que sa famille l’aimait malgré son ivrognerie et ses erreurs, mais aussi parce que les gens avaient tout simplement peur de s’opposer à lui. Et la famille commença donc à se demander s’il n’était pas une sorte de génie plutôt qu’un alcoolique souffrant de troubles psychiques, un homme brillant capable de voir des choses que le loser moyen était trop bête pour voir… Pour finir, il fut bien obligé de reconnaître sa ruine mentale, physique et financière. Il partit donc en traitement. Et la famille resta, abasourdie, confuse et furieuse. »
Tel fut le discours du maire lors du deuxième débat sur le budget annuel de la ville, et ce discours fut salué par les citoyens, qui qualifièrent ses développements d’« effroyablement justes ». Néanmoins, le maire les mit en garde contre cette fureur, qui « brûle » les énergies et conduit à l’épuisement, car le chagrin et le désespoir engendrent l’inactivité. La colère est humaine et peut être nécessaire, mais si on la laisse s’accumuler, elle devient une substance mortelle qui empoisonne l’esprit. Telles étaient les paroles du maire, et il avait déjà annoncé dans son discours de présentation du budget municipal :
« Nous ne partageons pas une idéologie commune déterminée. Nous ne sommes ni de droite ni de gauche. Nous sommes les deux. Nous ne sommes même pas certains que cette question ait de l’importance… Combien de fois peut-on couper le gâteau ? Qui aura une petite part ? Et qui a besoin d’une vraiment grosse part ? Qu’est-ce qu’un luxe, et qu’est-ce qui est important ? Est-ce qu’il vaut mieux spolier les enfants que les personnes âgées ? »
Le politicien le plus honnête du pays
À ce stade, il convient de préciser que ce n’est pas d’une ville dont il est ici question, mais d’une nation entière, qui ne compte justement pas plus de citoyens qu’une ville comme Bielefeld. Et que ce discours est celui d’un maire qui avait adopté le nom de Jón Gnarr , et dont le mandat qui l’a placé à la tête des 8000 employés de la ville de Reykjavik est aujourd’hui achevé. Si son mandat a pris fin, ce n’est pas parce qu’il n’aurait pas été réélu. Bien au contraire. Un an seulement après son élection, la nation lui conféra le titre d’homme politique le plus honorable du pays. Selon un classement des personnalités politiques islandaises publié dans le quotidien Morgunblaðið du 11/03/201, Jón Gnarr occupait la première place en matière de sincérité (28,8 %), de coopération avec la collectivité (23,7 %), de personnalité (29,5 %), tandis qu’il était la lanterne rouge pour ce qui est de la détermination (5,0 %), du pouvoir (5,6 %), de la fermeté de ses convictions (17,9 %) et la capacité à fonctionner sous pression (3,5 %), ce qui faisait de lui la personne la plus honnête et la plus honorable d’Islande.
Un classement qui en irritera plus d’un : est-ce que ce ne sont pas justement les qualités de « détermination », de « pouvoir », de « fermeté des convictions » et de « capacité à fonctionner sous pression » qui distinguent les hommes politiques et qui font d’eux ce qu’ils sont, qu’ils soient en dictature ou en démocratie – ce qui à cet égard est du pareil au même – que le régime soit laÏque ou non ? Et cela signifie-t-il que les hommes politiques ne sont des hommes politiques que s’ils sont sincères, coopèrent avec la collectivité et sont dotés d’une personnalité ?
Et voici les derniers mots du discours de Jón Gnarr sur le budget annuel de la ville.
« Miss Reykjavik a un avenir devant elle. Peut-être a-t-elle eu un père alcoolique et une mère toujours fatiguée. Mais elle n’en reste pas là. Elle pardonne tout, supporte tout, et s’étire vers la lumière. Reykjavik a le potentiel pour être la ville la plus propre, la plus belle, la plus paisible et la plus vivante au monde, avec une réputation mondiale de sympathie, de culture, de nature et de paix ; un diamant qu’il nous appartient de polir et de faire briller. »
Le « comique »
Qu’est-ce qu’un « comique ? Donnons la parole à Jón Gnarr lui-même :
« Il y a un an, je me trouvai sur l’île de Porto Rico. Je venais de terminer un film pour lequel j’avais écrit le script et que j’avais produit avec quelques amis. J’étais au chômage et me demandais quel pourrait être mon prochain projet.
J’avais travaillé jusque-là dans une agence de publicité, avant d’être licencié suite à la récession et à la dépression économique. Je me tenais au courant de la situation en Islande via les sites d’actualités sur Internet. C’est devenu une habitude après l’effondrement. Avant l’effondrement, je m’intéressais peu à la politique, et je faisais même des efforts certains pour éviter d’avoir à suivre les événements dans ce coin de la société. C’est ce que j’ai fait jusqu’à ce que tout s’écroule dans un grand krach et que notre Premier ministre apparaisse à la télévision pour demander à Dieu de nous bénir. J’ai eu l’impression qu’on me giflait avec un torchon mouillé. Qu’est-ce qui s’était passé ? Après cela, j’ai commencé à suivre attentivement l’actualité. Où que j’aille, toutes les discussions tournaient autour de ça : dans les fêtes, les entretiens d’affaires et avec les amis croisés dans la rue.
En un instant, je suis devenu accro aux informations. Et plus je suivais les informations, plus j’étais en colère. En colère contre les banksters capitalistes. En colère contre le système qui avait échoué. Mais ma fureur la plus vive, je la destinais aux politiciens. Des idiots incapables et égoïstes, tous sans exception, pensais-je.
J’étais furieux contre moi-même, et j’en voulais aux gens qui avaient élu ces politiciens. Je voulais faire quelque chose. Je suis descendu plusieurs fois sur l’Austurvöllur pour participer aux manifestations. Mais je n’ai pas pu me décider à les rejoindre totalement. Je ne voulais pas jeter de ordures dans l’Alþing, ni me coltiner avec la police. Je ne voulais pas évacuer ma rage en ouvrant un blog.
Toute cette colère en moi et autour de moi a commencé à me faire peur. J’ai eu peur qu’elle se renforce et grandisse jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose d’affreux. Je sentais la souffrance de tous. Je compatissais avec ceux qui, en signe de protestation, se taisaient en tapant sur des casseroles. Mais aussi avec les politiciens inquiets qui se précipitaient vers leurs voitures, ou se tenaient devant les caméras, la peur dans les yeux. Je compatissais avec les agents de police qui faisaient face à la foule en colère. Mon père était alors sur son lit de mort à l’hôpital local. Il avait été policier à Reykjavik pendant plus de quarante ans. Pendant toutes ces années, il n’avait jamais été promu à un rang supérieur, parce qu’il était communiste. J’étais triste qu’il meure sans avoir eu conscience que le parti gauche-verts était entré à l’Alþing. Ça l’aurait rendu très heureux. J’aime cette ville et j’aime ce pays. J’aime les gens qui l’habitent. »
Ce qui pose la question du sens qu’il peut y avoir à mesurer la grandeur d’une nation à son nombre de ressortissants.
Le Frankfurter Rundschau titra : « Un clown passe aux choses sérieuses» et Henryk M. Broder rapporta en direct de Reykjavik : « Reykjavik attend le coup d’État ».
Le « clown » Jón a remis la mairie entre les mains de son successeur. Le « coup d’État » est terminé. Pour autant : était-ce un clown ? Était-ce un coup d’État ?
Traduction: Cyrille Flamant
Bielefeld gibt es gar nicht?
Does Bielefeld exist?