L’homme au manteau râpé ouvrit son cartable, en sortit quelques feuilles de papier et fit le tour de la salle pour les proposer aux quelques consommateurs attablés. Sans doute un courtier en assurances à la chasse aux clients et cherchant à exploiter sa toute dernière opportunité. Il y a 30 ans, le café Hresso était peu fréquenté en haute saison. Il n’y avait pas encore de touristes, et la plupart des Islandais adultes passaient alors leurs congés aux quatre coins du monde, ce qui donnait aux jeunes la possibilité de se procurer suffisamment d’argent de poche pendant les vacances. Le café Hresso était donc à cette époque fréquenté en majorité par des plumitifs, qui passaient là des heures à remplir des feuilles de textes, penchés de côté auprès de leur cafetière en fer blanc. À cette époque, l’alcool ne s’achetait que dans les magasins d’État, et on servait encore le café dans de grands pots d’un demi-litre qui préservaient les plumitifs de la déshydratation pendant les quatre heures suivantes. Il était d’ailleurs déconseillé de consommer de trop nombreux pots de ce puissant breuvage, et qui a déjà survécu au cauchemar d’une intoxication à la caféine saura de quoi je parle.
Ragnar engagea une vive discussion avec l’homme. Celui-ci n’était pas un courtier en assurances, mais un poète venu vendre ses deniers poèmes. Il voulut savoir si ses poèmes n’étaient pas assez bons, puisque Ragnar ne lui avait pas acheté une seule feuille, ce à quoi Ragnar répondit qu’il possédait déjà ces poèmes, avant de conclure par ces mots : « C’est un enfant dans la société ».
Halldór Laxness, déjà, élabora des considérations philosophiques sur le terme de société. Dans son livre « Í túninu heima », il se pencha sur la question de ce que peut bien désigner ce mot :
« La société n’existait même pas à l’époque où j’ai grandi. Nous voulons croire aujourd’hui qu’elle existe, afin de pouvoir l’améliorer, en dépit du fait que son adresse est inconnue et qu’il est impossible de la convoquer au tribunal. Il y a peu, j’ai demandé à une personne intelligente de ma connaissance si elle savait quel genre d’association était la société : le peuple, le gouvernement, le parlement, ou peut-être la somme de tout cela ? Mon ami a plissé le front puis a fini par me répondre : est-ce que ce n’est pas plutôt la police que ce mot peut désigner ? »
Aujourd’hui, les générations postérieures savent que la société existe certes, mais ne peut être améliorée. Car cette phrase d’Albert Einstein est applicable : « Pour être un membre irréprochable parmi une communauté de moutons, il faut avant toute chose être soi-même un mouton ». Ce à quoi Niklas Luhmann a ajouté :
« … Ce qui est vraiment trompeur quant à l’état mental des membres d’une société, c’est la convergence de leurs idées et conceptions. On pense naïvement que si la majorité des hommes partagent les mêmes idées ou sentiments, ceux-ci doivent être justes. Rien n’est plus éloigné de la vérité. La convergence en tant que telle n’est pas un gage d’intelligence ou de santé mentale… »
La société devient descriptible par le fait de ceux de ses membres qui ont en son sein des activités suffisamment fructueuses pour attirer l’attention. Pour ce qui est de l’attention, sa mesure est donnée par l’état mental qu’établissent les chiffres quotidiens de l’audimat. Avec le temps, on a simplement oublié que les communautés se formaient jadis pour trouver une nourriture suffisante, se protéger de la menace des autres espèces et apprendre les uns des autres. Avec la disparition de ces motifs, ces tissus sains sont devenus les tumeurs cancéreuses que l’on désigne par le nom de société. Par exemple, si l’on comparait le rapport entre le nombre de gens tués au nom du bien et ceux tués au nom du mal, il y aurait du souci à se faire, à cause de ceux que l’on ne considère pas comme des criminels.
Les cafetières en fer-blanc de jadis ont disparu depuis longtemps, avec les plumitifs. Le café Hresso est maintenant bien rempli et fréquenté par des jeunes et des touristes, qui privilégient le coca-cola ou un liquide jaune présentant une certaine ressemblance avec de la bière.
L’homme, lui, est toujours là. Toutefois, il se tient désormais devant la porte, contre le mur, à côté de son « stand » de l’Austurstræti. Le poète et peintre Bjarni Bernharður vend toujours ses poèmes publiés à compte d’auteur (Egóútgáfan), désormais proposés sous forme de recueils reliés dotés d’un code-barres et d’un numéro ISBN.
Le baiser de la chauve-souris
Je demeurais
en une sombre caverne
de mon enfance
Lorsque la chauve-souris
m’embrassa
Ce chaud baiser
scella mon destin
Je pris le chemin
des nuits froides
à la frontière
entre lumière et ténèbres
Bjarni Bernharður propose pour 2000 couronnes son dernier recueil « Koss Leðurblökunnar », avec ses propres illustrations, mais aussi des versions anglaises de ses poèmes, pour les touristes. Rien ne pourrait démontrer avec plus de force que Bjarni Bernharður, dans sa soixante-cinquième année de vie, est resté désespérément optimiste.
Traduction: Cyrille Flamant