Ils sont revenus. Nul ne peut les ignorer. Les couvercles de cuisine.
À chaque sujet abordé, le patron du salon de coiffure prenait une pose maniérée : « Les politiciens, c’est comme les pigeons. » De derrière, il a scruté l’expression du fautif dans le miroir et, voyant que la phrase n’avait pas manqué son effet, il répond au regard interrogateur et muet : « Quand ils sont en dessous de toi, ils te mangent dans la main, quand ils sont au-dessus, ils te chient dessus. »
Visiblement, l’homme s’y connaissait en pigeons. Devant l’Alþing, le parlement islandais, on entendait battre couvercles, spatules et tout ce qu’une personne emporte habituellement dans ses poches si son chemin la mène au parlement. Cela battait et frappait contre toutes les surfaces aptes à faire pénétrer la voix du peuple à travers des fenêtres fermées. En effet, pourquoi se fatiguerait-on à rester debout en plein air des heures durant, exposé au vent et à la pluie, si ce n’est pour faire passer un message à travers des fenêtres fermées, et le rendre si perceptible qu’il empêche toute conversation normale, sauf à se crier dessus ?
L’idée qu’il fallait tirer les leçons du passé et que le parlement, accessible à tous sans la moindre protection jusqu’en 2008, devait être protégé contre le peuple, s’avéra d’une très grande stupidité. Cette année-là, le peuple avait pris d’assaut le parlement, une sorte de « défenestration de Prague » sans défenestration, et Halldór Guðmundsson rapporta dans son livre Nous sommes tous des Islandais que les parlementaires ne devaient la vie sauve qu’à l’absence d’arbre disponible pour les lyncher, le dernier arbre ayant été brûlé.
Pour qui connaît mieux les Islandais, il est clair qu’une chose pareille ne serait jamais arrivée, même si le parlement avait été entouré d’une forêt entière. Aucun des individus en colère n’y aurait même songé. Les Islandais apprécient l’humour lorsqu’il répond au critère « islandais smart ». L’acte d’incendier le seul arbre présent devant le parlement, le sapin gigantesque, l’arbre de Noël offert chaque année par la Norvège aux Islandais et qui parvient à la capitale en bateau, toujours à temps pour l’Avent, doit donc être considéré comme « islandais smart ». Cette année-là, ce sapin majestueux était donc parti en flammes. Les Islandais n’aiment pas enrober les réalités. Adieu paix, joie, petits gâteaux. Pour finir, c’était une question de pure survie.
Ces événements avaient manifestement laissé une trace profonde chez ces messieurs et dames du parlement, et le bâtiment était désormais ceint d’un « périmètre de sécurité » à la mode continentale. Une sorte de « rideau de fer » entre le peuple et ses représentants, plus d’un millénaire après la première colonisation de l’île.
Non que le peuple soit devenu plus violent au fil des siècles. Aucunement. Tout au contraire même. Mais il est plus facile d’installer un périmètre de sécurité que de se casser la tête à essayer de comprendre comment on a pu en arriver à devoir protéger les représentants du peuple contre ce qu’il représentent, mais qu’ils ne sont pas, et qui en conséquence, par crainte ou du moins par ignorance, ne se distinguent de Louis XVI que par le caractère provisoire et non héréditaire de leur mandat.
Le « périmètre de sécurité » s’avéra une idée stupide car il fut délimité par des parois métalliques. Une invitation appréciée par tous ceux qui devaient rester devant la porte. Et c’est ainsi que pendant des heures, plus d’une centaine de bottes frappèrent contre les cloisons, pas en désordre, mais en rythme, ce qui généra des impulsions sonores qu’on entendait jusqu’à l’église de Hallgrimur. Le rythme battait entre les rangées de maisons comme si des tambours invisibles appelaient les guerriers de la prairie ; le parlement assiégé comme un cercle de chariots, et aucun John Wayne en vue pour libérer la bande des gentils des griffes des sauvages.
Quelques-uns de ces messagers stoïques firent preuve d’un esprit « islandais smart » dans la transmission de leur message : ils tournèrent le dos au parlement et firent face au peuple, sans oublier de frapper vers l’arrière avec force ; comme un cheval islandais qu’un palefrenier inexpérimenté a approché de si près qu’il en a souffert.
On est donc en droit de se demander ce qui avait causé cette confrontation.
Il s’agissait des négociations d’entrée dans l’UE. Mais ce serait encore une erreur de croire que cette population en colère était pour, ou contre, une adhésion de l’Islande à l’UI. Il s’agissait purement et simplement du respect d’une promesse électorale.
Le gouvernement issu des urnes avait promis lors des élections qu’il soumettrait au peuple la question de la poursuite ou non des négociations d’adhésion à l’UE, et que le peuple déciderait. À peine entré en fonction, le gouvernement interrompait les négociations avec l’UE, étant donné que de toute façon, les statistiques démontraient qu’une majorité d’Islandais voterait contre l’adhésion. Aussi logique qu’ait été la décision du gouvernement, la différence avec le point de vue de la population était immense : il ne s’agit pas de savoir si une majorité d’Islandais accepte ou refuse l’adhésion à l’UE, il s’agit de savoir si, lorsqu’un homme politique fait une promesse électorale, on doit accepter qu’il ne la respecte pas, quelle que soit l’absurdité de cette promesse. Et voici ce qui fait la grandeur d’un peuple : une parole est comme un contrat signé. Si l’exécution de ce contrat est stupide, c’est le problème de celui qui n’a pas su se taire. S’il s’était tu, il serait resté un sage et s’en serait tiré indemne. Ça n’a peut-être pas l’air très pragmatique, mais tout dépend de ce qu’on appelle le pragmatisme. Pour les Islandais, faire une promesse électorale et ne pas la respecter n’est pas pragmatique. Une démarche pragmatique consiste soit à respecter une promesse électorale, soit à ne rien promettre. Et pour que ce message passe clairement, il y a des couvercles et des spatules dans la cuisine.
Eh bien, les parlementaire ont bien entendu le message, et ont vite appris la leçon. Le lendemain, les cloisons métalliques avaient disparu, remplacées par une bande de plastique jaune anti-bruit.
Ce qui ne servit à rien. Car on trouvait devant le parlement suffisamment d’objets métalliques pouvant servir de corps de résonance : lampadaires, panneaux de signalisation, plots de stationnement, etc. Spatules et couvercles poursuivirent donc leur œuvre d’usure quotidienne, car la nature enseigne à chaque Islandais depuis son plus jeune âge que des gouttes d’eau tombant l’une après l’autre creusent même le basalte le plus dur.
Et puisqu’il semblait alors que les parlementaires n’oseraient pas quitter le bâtiment, car le peuple est devant la porte, ceux qui sont plantés devant la porte ont rempli leur devoir d’assistance et apporté de quoi se restaurer à leurs représentants du peuple. On ne pourrait pas en plus leur reprocher l’apparition d’éventuels œdèmes de la faim chez leurs députés. Seules les mauvaises langues affirment que les bananes étaient une référence au fait que les parlementaires, en abandonnant une promesse électorale, avaient abaissé la République au niveau d’une république bananière.
Cela dit, le processus consistant à faire le pied de grue devant un parlement pendant des heures, jour après jour, n’est pas nécessairement transposable à d’autres pays. Cela pourrait y conduire à l’effondrement de la nation. Car il faudrait y tambouriner pendant 365 jours. Chaque année. Devant les parlements, au niveau communal, départemental, régional et national. La rupture des promesses électorales est donc une coutume bien établie dans ces pays. Quelle importance a mon bavardage d’hier ? On s’en offusque, et on retombe dans le panneau la fois d’après. Bien bête celui qui croit que la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre.
Dans une démocratie, c’est le valet qui choisit le maître, et c’est le poisson qui décide de la tête. Se moquer du maître ou de la tête n’est donc pas très pertinent. Il vaudrait mieux réfléchir au poisson et au valet plutôt qu’à la tête et au maître. Qui veut devenir un bon citoyen parvient bien à se contorsionner à temps.
On crée ainsi des structures dans lesquelles le droit fondamental d’un concombre à un rayon de courbure déterminé prévaut sur le droit de chaque homme à vendre des concombres savoureux. Et bientôt l’idée qu’une chose ne peut pas être mauvaise en Europe si on la trouve bonne ailleurs. Et en cas d’infraction, l’État est rappelé à son devoir : les conclusions explosives des cabinets d’avocats sont déjà rédigées, et attendent dans les tiroirs d’être distribuées aux parlementaires. Sous la forme d’injonctions, avec 9 chiffres avant la virgule. Peuple par-ci, peuple par-là. Et là, ce ne sont pas des bruits de couvercle qui marquent les parlementaires au plus profond d’eux-mêmes. Le mot magique est alors : « Allô, ici Boston Legal ! Mon client a un caillou dans sa chaussure. Vous avez envie d’une action en dommages-intérêts ?
Il n’y avait pas un couvercle, là, juste sous l’évier ? Se pourrait-il que l’on remarque trop tard que le droit humain « Tous les hommes sont égaux » est aussi utilisé à des fins auxquelles il n’a absolument pas été créé ? Par exemple pour des gens qui cachent derrière l’expression « libre marché » le fait que ce qui leur importe vraiment sont des montants sur des comptes bancaires, et en aucune façon des « droits » ? Hormis le droit d’accroître ces montants jusqu’à l’infini ? Les riziculteurs indiens poussés à la faillite dans tel ou tel village n’ont-ils pas dû s’endetter pour quelque chose qui constituait jusqu’alors un facteur de de coût négligeable : les semences ? Et dans une démocratie, n’est-ce pas le poisson qui choisit sa tête, et non la tête son poisson ? Périmètre de sécurité par-ci, périmètre de sécurité par-là ?
Tous aux poissons ! voilà le couvercle… et maintenant, du beurre avec les poissons.
Traduction: Cyrille Flamant