Une très ancienne maxime nous dit : « Si tu n’as pas de jambes pour voyager, alors voyage vers l’intérieur ».
Avant de créer une sculpture, le sculpteur est bien obligé de décider de quelle manière il va la créer. Doit-il la faire apparaître en ajoutant au vide une couche après l’autre, ou choisir de retirer d’un tout un morceau après l’autre ?
Intention et action formant une unité, la première question à se poser serait donc celle de l’intention poursuivie par l’action, c’est-à-dire du but visé par l’action, car la fin est déjà contenue dans le commencement. C’est bien le but qui est là en premier, avant le mécanisme permettant de l’atteindre.
La différence entre un but déterminé et un but inconnu est que si le but est déterminé, chaque acte doit nécessairement lui être soumis afin que chaque étape conduise à une certitude, ce qui n’est pas le cas si le but est inconnu, chaque étape conduisant alors à l’incertain. Les deux ont en commun qu’une sculpture est réalisée une fois le but atteint.
Parler n’est pas une action, mais seulement une partie de l’action. Ce qui soulève la question de savoir si l’action exige nécessairement un composant parler pour atteindre son but, car le but ne serait pas atteignable sans ce composant, ou si l’action pourrait atteindre son but même sans parole, ou si la parole empêcherait même d’atteindre ce but.
Toutes les langues humaines ont en commun d’être composées exclusivement d’éléments de construction, et ces éléments qui les composent, noms, verbes, adjectifs, prépositions, etc, reposent tous sans exception sur un système de comparaison appliqué à un nombre limité d’identificateurs, ce qui décrit la finitude d’une langue.
Toutes les choses étant faites de comparable et d’incomparable, il en résulte d’une part que l’on ne peut énoncer à propos d’une chose que ce qui ressort de la comparaison, d’autre part que tout énoncé n’est qu’une énonciation de la comparaison entreprise, mais rien de plus.
Ce qui pose la question du sens de la comparaison si celle-ci n’établit aucun point essentiel (eðli), car elle ne permet en aucun cas de décrire la chose de manière suffisante. Ainsi, les comparateurs exultent dans les implications qu’ils ont créés, et les choses elles-mêmes se réjouissent qu’il n’y ait pour elles ni division ni union.
En à peine un siècle, le nombre de phrases prononcées et écrites a connu dans les super-organismes dits civilisés une croissance exponentielle, ce qui a permis de constater que l’alphabétisation, dans le meilleur des cas, n’était pas corrélée avec l’arété, c’est-à-dire la sagesse, la libéralité, la justice et la générosité, et que dans le pire des cas elle faisait même obstacle à ces qualités. Si les inventeurs de l’intelligence collective, plutôt que d’interpréter les interactions auto-organisées des fourmis, avaient étudié scientifiquement le comportement des vairons dans leur banc, ils n’auraient sans doute pas commis l’erreur de se référer à la théorie aristotélicienne de l’addition des individus en confondant intelligence et arété.
En somme, au vu des brèves considérations exposées ci-dessus, on peut estimer qu’il serait absurde de ne pas se poser la question de la nature de l’acte qui exigerait nécessairement le composant parler pour atteindre son but, et nous obligerait donc à gaspiller un temps précieux, assis dans une pièce solitaire, à faire sortir des phrases du bout de nos doigts, les yeux fixés sur l’écran où ces phrases sont projetées.
Pour mesurer l’ampleur de la bêtise ainsi commise, il suffit d’un bref regard sur la surface miroitante de l’Alftavatn. Qui ne s’est jamais trouvé dans la chose reflétée tient le reflet pour une représentation précise et suffisante de cette chose.
Le temps n’est pas si éloigné où tous les voyageurs qui passaient par les fermes islandaises étaient invités à entrer et priés de passer la nuit dans la maison. Qui a fait l’expérience de l’isolement des fermes islandaises d’alors connaît ce silence dans lequel mûrit la conscience, et qui sortait alors de la maison connaît le savoir que l’on peut en retirer. L’effort accroît la perception, l’absence d’effort la bêtise.
Ces journées qui permettaient d’échanger dans les fermes connaissances et expériences autour d’un nous deux étaient donc considérés comme des jours de fête. Des indices crédibles permettent de supposer que ce sont ces rares journées qui ont donné à l’Islande ce qui la distingue aujourd’hui nettement des autres pays, par exemple un vocabulaire qui ne comporte aucun mot pour la première personne du pluriel au nominatif.
Et voici précisément l’acte qui exige nécessairement le composant parler pour atteindre le but poursuivi : prier les voyageurs de passage de faire une halte pour échanger connaissances et expériences autour d’un nous deux.
Nous ne savons pas si des voyageurs feront ici une halte pour échanger connaissances et expériences autour d’un nous deux, ni qui seront ces voyageurs. Le but poursuivi est donc nécessairement inconnu, et chaque pas nous conduit vers l’incertain.
Donc : Áfram !