Merci beaucoup !

Je souhaite exprimer mes plus vifs remerciements à la sociétés pharmaceutiques KERECIS d’Isafjorður . Mon ami , Dr. Roget , en  France ,  et moi-même , avons participé au test in vivo du spray nasal Viruxal pendant deux ans , dont la production a été arrêté à la fin de l’année 2022 .

Tout les membres de ma famille ont contracté le Covid  malgré les multiples vaccinations , seul  mon beau frère et moi même avons échappé à ce virus .

Dissonance cognitive

troll-imadeWEB-1Ònytjungur :Alors, quoi de neuf dans la société de l’information basée sur la science ? Les derniers événements n’augurent rien de bon.

Tilvera : Une aube nouvelle point enfin, c’est le temps des héros, les poètes et penseurs longtemps disparus sont de retour et vivent une renaissance.

Ònytjungur : Voilà qui est réjouissant. Tu as lu leur poésie ? Leur prose est-elle gracieuse ?

Tilvera : Leur forme de prose a un parfum de réchauffé, car on l’y a déjà employée avec succès ; elle trouve aujourd’hui toujours plus de partisans, mais ils la nomment dorénavant science.

Ònytjungur : Un progrès. Car ce sont bien les poètes qui détiennent le savoir, comme chacun le sait ici. Et quel est le thème abordé ? La nature, l’amour, l’homme en soi, la vie intérieure ?

Tilvera : Les questions posées portent sur la véritable condition humaine. Plus précisément, sur les perceptions, pensées, opinions, attitudes, souhaits ou intentions. Ce qu’ils appellent des cognitions.

Ònytjungur : Intéressant. Un vaste domaine.

Tilvera : Plus précisément, un domaine très limité. Il s’agit uniquement de savoir ce que l’on doit faire d’un homme qui, fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, a perdu tous ses biens : doit-on lui donner asile, ou non ?

Ònytjungur : Comment est-ce possible ? La question a été résolue depuis des temps immémoriaux, de génération en génération, dans toutes les cultures et sans contradiction. Que peut-on encore y ajouter ?

Tilvera : C’était avant l’arrivée des psychologues à la pensée pondérée. Ces derniers estiment qu’agir est incorrect, car il faudrait au préalable penser avec pondération. En effet, une action sans pensée pondérée préalable devrait être diagnostiquée comme un refus de la réalité, dont la cause serait un caractère pathologique. Caractère résultant lui-même d’une incertitude, d’une absence de réflexion, de la simple peur d’envisager les choses jusqu’à leur fin, d’un aveuglement, d’une faiblesse morale. Ces maux seraient dus à ce qu’on appelle des éthiques de conviction, qui imposent des exigences maximales impossibles à satisfaire et brandissent des idéaux abstraits comme des ostensoirs. L’être à la pensée pondérée serait donc devenu nécessaire pour aligner les possibilités avec la réalité.

Ònytjungur : Apparemment, quelqu’un n’a pas supporté que la réalité ne reste pas derrière l’écran que chacun tient devant son nez, même ici dans notre solitude, et qu’elle surgisse brusquement devant l’écran. C’est pourtant là qu’elle a toujours été, comme nous le savons toi et moi, mais il semble qu’aucun d’entre eux ne l’ait remarqué. Ce qui n’est pas étonnant, quand on a toujours le nez collé à l’écran et que les perceptions, pensées, souhaits et intentions portent sur ce qui est visible à l’écran, et non sur ce qui existe devant.

Tilvera : Eh bien, les psychologues à la pensée pondérée se voient eux-mêmes comme une tribu d’Indiens d’Amazonie promise à l’extinction, et exigent donc d’être protégés comme des Tibétains en Chine.

Ònytjungur : Laisse-moi deviner : puisque ces poètes sont des psychologues qui se prennent pour des scientifiques, ça n’est jamais d’eux-mêmes qu’ils parlent, mais bien sûr des autres. La psychologie n’est-elle pas devenue une profession dans le but de soigner par des méthodes adaptées un individu concret posant un danger physique pour lui-même ou pour autrui, tâche pour laquelle personne jusqu’alors ne s’était déclaré compétent ? Qu’ont-ils maintenant à voir avec le pluriel ?

Tilvera : C’était avant que les psychologues à la pensée pondérée de la société de l’information basée sur la science ne diagnostiquent une dissonance cognitive collective.

Ònytjungur : Et qu’est-ce qu’une dissonance cognitive ?

Tilvera : Une sensation désagréable qu’un homme éprouve s’il a plusieurs cognitions irréconciliables. La dissonance cognitive est liée à une situation donnée et dépend d’une décision prise, d’une prise de conscience ou d’un comportement.

Ònytjungur : As-tu seulement remarqué que cette définition se rapporte à un singulier, donc à un individu concret, mais que tu parlais tout à l’heure d’un pluriel, donc d’un collectif ? As-tu perdu la faculté du langage au cours de ton long voyage ? Nos poètes t’ont-ils manqué ?

Tilvera : Je me contente de rapporter fidèlement un discours, et n’en suis donc pas responsable.

Ònytjungur : Tout cela semble très complexe. Tu éveilles ma curiosité. D’après l’état actuel des connaissances scientifiques, la somme des perceptions, pensées, opinions, attitudes, souhaits et intentions qu’une personne accumule tout au long de sa vie ne peut être qu’unique ; elle ne peut être identique à celle d’une autre personne. Tu affirmes maintenant que cela n’est pas vrai.

Tilvera : Eh bien, ce n’est pas moi qui l’affirme. Je me contente de rapporter ce que j’ai entendu. N’as-tu jamais été envahi par une sensation que tu trouvais désagréable ? En découvrant des incohérences dans tes perceptions, pensées, souhaits et intentions ? Je veux dire par rapport à tes attitudes et à ton comportement.

Ònytjungur : En été, chacune de ces fichues longues journées. Mais pas en hiver.

Tilvera : En vérité, il n’y a que cinq événements différents pouvant engendrer une dissonance cognitive.

Ònytjungur : Alors peut-être que même moi, je pourrais comprendre. Explique, n’aie crainte !

Tilvera : Cette sensation apparait par exemple lorsqu’on a pris une décision alors qu’il existait d’autres alternatives attrayantes.

Ònytjungur : J’ai déjà rencontré un tel individu. Il avait choisi une voiture grise, et avait amèrement regretté toute sa vie de ne pas avoir acheté la rouge. Il y a aussi l’homme qui avait épousé une femme et qui… mais je ne vois pas le rapport.

Tilvera : La sensation apparaît aussi lorsqu’on a pris une décision qui s’avère erronée.

Ònytjungur : Je connais ça aussi. Mais pour l’un, la cause n’était pas la couleur de la voiture, mais la région qu’il a parcourue avec, et pour l’autre, ça n’était pas sa femme. Je ne vois toujours aucun rapport…

Tilvera : Cette sensation apparaît aussi lorsqu’on prend conscience qu’une affaire engagée se révèle plus difficile ou moins agréable que prévu.

Ònytjungur : C’est vrai. L’un tentait de traverser la rivière Krossa avec sa Ford Fiesta grise, l’autre se plaignait que sa femme l’oblige à choisir entre changer de caleçon au moins une fois par semaine et renoncer à se faire des câlins. Qu’est-ce que ça peut bien…

Tilvera : C’est aussi une sensation qui apparaît lorsqu’on entreprend de grands efforts, pour réaliser ensuite que l’objectif atteint n’est pas à la hauteur des attentes.

Ònytjungur : Je connais ça depuis longtemps. L’un appelait au secours de toutes ses forces, dans l’espoir que quelqu’un entende ses cris et accoure, car sa voiture grise était presque invisible au milieu de la Krossa, mais ne parvenait qu’à s’user la voix, car la Krossa faisait plus de bruit que lui, et l’autre changea de caleçon, mais il était déjà trop tard, car sa femme s’était endormie. Tu ne m’as toujours pas dit…

Tilvera : La sensation apparaît par exemple aussi lorsqu’on se comporte d’une manière contraire à ses convictions, sans que cela ait une justification externe sous forme soit d’intérêt ou de récompense, soit de coût ou de punition.

Ònytjungur : Cela aussi m’est familier. L’un était convaincu que l’Italie était un pays chaud où l’on trouvait des ponts ; de même, il était convaincu qu’ici dans les hautes terres, on devait traverser des fleuves, et qu’il lui fallait donc une voiture tout-terrain, et il était pourtant venu jusqu’ici en Ford Fiesta, tandis que l’autre, contrairement à ses convictions, changeait de caleçon chaque semaine, bien qu’il soit à chaque fois trop tard. Mais que diable est-ce que tout ça peut avoir à faire avec la question de donner ou non asile à un homme qui, fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, a perdu tous ses biens ?

Tilvera : Le problème est qu’alors, les attitudes et les comportements sont perçus comme contradictoires ; étant donné qu’il s’agit d’un comportement volontaire, ce comportement cause une excitation corporelle.

Ònytjungur : Intéressant. Et y a-t-il une échappatoire à ce qui est présenté là comme un dilemme ?

Tilvera : Les psychologues à la pensée pondérée estiment que cela nécessiterait quatre étapes. Peu importe selon eux l’étape par laquelle on commence.

Ònytjungur : Et ces étapes sont ?

Tilvera : Pour résoudre le problème sous-jacent, il serait nécessaire de changer de perspective afin d’identifier de nouvelles pistes de solutions. La découverte de la solution mettrait un terme à la dissonance.

Ònytjungur : Génial. Il suffit que les hommes ne considèrent plus les réfugiés de guerre comme des réfugiés de guerre qui , fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, ont perdu tous leurs biens, pour que s’ouvrent de nouvelles pistes de solutions qui n’avaient encore jamais été identifiées, car ces gens étaient considérés par erreur comme des réfugiés de guerre qui, fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, avaient perdu tous leurs biens.

Tilvera : Autre étape possible : renoncer à ses souhaits, à ses intentions ou à ses attitudes.

Ònytjungur : De mieux en mieux. Est-ce que les psychologues à la pensée pondérée proposent aussi des institutions dans lesquelles on pourrait se reconvertir, de sorte que les souhaits et intentions, ou encore l’attitude consistant à donner asile à des personnes qui, fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, ont perdu tous leurs biens, soient graduellement modifiés et remplacés par une attitude consistant à ne plus leur donner asile ?

Tilvera : Il serait également possible d’atténuer l’excitation corporelle, par exemple par le sport, des activités compensatoires, le repos, la prévention du stress évitable, la méditation ou encore par la consommation d’alcool, de tranquillisants, de tabac ou d’autres drogues.

Ònytjungur : Voilà qui me donne une idée. Est-ce qu’on ne pourrait pas distribuer aux psychologues à la pensée pondérée des chèques-cadeaux pour des salles de sport, ou pour des cours de méditation, ou de la bière à volonté ? On obtiendrait au moins que ceux qui ne souffrent pas de dissonance cognitive comme ces psychologues à la pensée pondérée soient enfin libérés de leur bavardage, et peut-être même que cela conduirait les psychologues à la pensée pondérée à changer d’attitude, de sorte qu’un jour lointain, ils veuillent donner asile aux personnes en détresse.

Tilvera : Mais ce ne sont pas les psychologues à la pensée pondérée qui souffrent de dissonance cognitive, mais ceux qui souhaitent donner asile aux réfugiés de guerre, car ceux-ci, fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, ont perdu tous leurs biens.

Ònytjungur : Ah tiens, vraiment ? Au cours de tes voyages, as-tu déjà croisé le concept de conscience morale ?

Tilvera : Partout où mes pas m’ont mené. Mais quel est le rapport avec la dissonance cognitive ?

Ònytjungur : Eh bien, la conscience morale est la sensation de quiétude ou d’inquiétude qui survient dans le conscient lorsqu’une action prévue, accomplie ou omise est en contradiction avec un principe moral qu’une personne considère comme impératif. Que faudrait-il en conclure, je veux dire par rapport à des psychologues qui composent de la poésie car ils se prennent pour des scientifiques ?

Tilvera : Qu’un âne reste un âne, même s’il mange une pastèque ?

Traduction: Cyrille Flamant

deKognitive Dissonanz

Le principe du cycliste

troll-imadeWEB-1« Toute politique, quelle que soit l’idéologie sur laquelle elle repose, est mensongère si elle ne reconnaît pas que le plein-emploi pour tous est devenu impossible et que le travail salarié ne peut plus constituer l’axe central de la vie, ni même l’activité principale de chacun.» (André Gorz, philosophe social)

Présent comme passé démontrent que l’analyse d’André Gorz est à l’évidence fondée et solide. Avec le concept de monnaie-hélicoptère récemment mis en circulation par la BCE, le roi est définitivement nu aux yeux de tous, et l’extrapolation d’André Gorz se voit confirmée : «Un jour, le capitalisme devra s’acheter ses clients en distribuant gratuitement des moyens de paiement. »

On commence à comprendre que ce n’est pas l’employeur qui fournit le travail rémunéré, mais le consommateur, car celui-ci crée du travail rémunéré, tandis que l’employeur ne le fait que s’il ne peut l’éviter.

Mais pour cela, il ne serait pas nécessaire de distribuer de la monnaie-hélicoptère, il suffirait que les sociétés cessent de prélever des taxes même sur le minimum d’existence, c’est-à-dire sur ce qui est strictement nécessaire à la survie physique. D’une société qui se montre prête à prélever des taxes même sur le manque, il ne faut toutefois pas attendre qu’elle puisse empêcher des analyses exactes et précises de se plier dans le même temps à une absurde logique de maquignons, ni qu’elle remette en application le droit naturel à la nourriture et au logement dont chacun jouissait jadis. Elle persisterait probablement dans l’idée que le problème peut être résolu en recourant à des incitations au travail, alors même que ces incitations ne peuvent aucunement contribuer à réduire la pauvreté s’il n’y a pas assez de postes de travail. L’incitation au travail ne produit aucun poste de travail, la consommation oui.

Le 5 juin, les Suisses voteront pour décider s’ils veulent ou non instaurer un revenu de base inconditionnel. Ce nouveau terme ne désigne rien de moins que d’un très vieux vin, le droit naturel de chacun à la nourriture et au logement que la communauté reconnaissait jadis à chacun, car il aurait semblé absurde de le remettre en cause. En ce temps-là, on chassait, on cueillait, on cultivait les champs, et les fruits de ce travail – c’était une évidence – étaient partagés avec ceux qui pour diverses raisons ne pouvaient chasser, cueillir ou cultiver les champs. Mais en ces temps, cette partie de la population active n’avait que le strict nécessaire, et rien d’autre. Il faut avoir goûté une chose pour en connaître la saveur. Le reste n’est que divagation.

C’est Kurt Tucholsky qui, dès 1919, eut le mérite d’identifier une espèce dégénérée du genre humain, qui conduisit à la création ultérieure de l’expression allemande le principe du cycliste, qui désigne le comportement typiquement opportuniste d’un personnage autoritaire. En 1931, Carl Zuckmayer mettait ce principe dans la bouche de son Capitaine de Köpenick : «Voici un cycliste. Vers le bas, il appuie, vers le haut, il courbe l’échine ». On comprend pourquoi celui qui est enfin arrivé en haut exige que les autres courbent l’échine et ne puisse s’empêcher d’appuyer vers le bas.

runter_-_down_97917_page121Il n’est donc pas surprenant qu’en Allemagne, un enfant de chœur à effet yo-yo, un commerçant de détail qui aimait à s’entourer des status-symbols que sont un cigare et une bouteille de bière, et un délinquant dont les délits n’avaient pas encore été dévoilés [1] se soient demandé si l’on devait continuer à laisser le chômeur allemand se prélasser sur un hamac à Bali et y vivre de l’argent du peuple travailleur. Ce qui était forcément le cas, puisqu’un servant de messe, rien de moins, l’avait affirmé après des études de philosophie, lettres allemandes, histoire et théologie [2].

Pour qui est en bas, il est extrêmement difficile, et même impossible, d’appuyer vers le bas. Il faudrait pour cela extraire de ce bas un étage encore inférieur à définir, ceux du bas ayant alors à nouveau quelque chose en dessous d’eux sur quoi appuyer. Pour cela, on dispose de substantifs adéquats tels que juifs, tziganes, chômeurs, demandeurs d’asile, etc., et si ces mots ne produisaient pas un effet d’incitation suffisant, on peut y adjoindre d’autres, par exemple usurier, réfugié économique, assisté, etc. Dans sa transition d’un destin individuel vers une foule amorphe, l’homme se libère inévitablement de connaissances possibles, se décharge avec soulagement d’une souffrance perceptible, et l’injuste parvient à s’imaginer dans le rôle du juste. Plus l’ignorance est complète, plus les applaudissements sont nourris.

Les sociétés qualifiées de primitives par les prétendues sociétés de l’information basées sur la science n’auraient jamais eu l’idée absurde d’invoquer comme ultima ratio une injustice négative imposée à une majorité pour minimiser une injustice positive subie par un groupe moins important. Ces sociétés n’avaient pas connu les indispensables pédagogues de la civilisation, l’apôtre Paul et Adolf Hitler, qui nous enseignèrent que « qui ne travaille pas ne doit pas manger !»

Depuis lors, on a fait dépendre le droit naturel de tout individu à la nourriture et au logement de cette question : l’individu travaille-t-il ou non ? Bien évidemment, ces deux pédagogues considéraient leur propre activité comme un travail. La tâche du premier consistait à écrire et à réciter d’innombrables lettres, celle du second à envoyer des millions de gens à la mort.

Pour ce qui est du droit naturel de tout individu à la nourriture et au logement, on constate qu’à cette époque, les hommes savaient encore qu’il peut y avoir du travail ou ne pas en avoir et que, par ailleurs, il peut exister de très bonnes raisons pour qu’un individu n’exerce pas de travail, quand bien même du travail serait disponible. Il ne leur serait donc pas venu à l’esprit que celui qui ne travaille pas ne doive pas manger.

En Allemagne, le Ministère des finances s’efforce de retracer dans le guide de son musée 5000 ans d’histoire des impôts : « Tout a commencé avec la dîme ». Ce que ne dit pas le Ministère allemand des finances, c’est, d’une part, que cette information est parfaitement inexacte, mais aussi qu’aujourd’hui, même pour les personnes à faible revenu, on ne s’arrête pas même à la moitié de leurs ressources, puisqu’aux contributions sociales et aux impôts directs s’ajoutent d’innombrables taxes et redevances indirectes. En outre, la dîme inventée par les israélites il y a environ 2500 ans était un prélèvement qui devait garantir le droit naturel de chacun à la nourriture et au logement aux étrangers, aux veuves, aux orphelins, etc., et le consensus voulait qu’elle ne soit utilisée qu’à cette fin, les lévites ne pouvant conserver qu’un dixième de ce dixième, soit 1 pour cent.

Par la suite, le clergé chrétien reprit l’idée de la dîme et en modifia l’affectation en 722 après Jésus-Christ : « Il devra diviser en quatre parts les revenus de l’église et les dons des fidèles : il conservera une part pour lui, répartira la deuxième part entre les gens d’église selon leur zèle dans l’exécution de leurs devoirs, distribuera la troisième part aux pauvres et aux étrangers, et mettra de côté la quatrième part pour la construction d’églises. » À dater de ce jour, les lévites européens conservèrent les trois quarts de la dîme, la part destinée au but originel étant donc réduite à 2,5 pour cent.

Ce furent les « Bills of Rights » qui permirent à la société de ne plus s’occuper non plus des personnes gravement malades. Avec pour conséquence qu’aujourd’hui, aux États-Unis, de nombreux médecins et personnels de santé se retrouvent volontairement chaque dimanche dans des hôpitaux pour sauver gratuitement par des traitements et des opérations ceux qui ne peuvent pas se payer d’assurance-maladie. Étant donné que ces personnes ne retirent aucun revenu de leur initiative, cette activité – si l’on suit la nouvelle définition selon laquelle seul le travail rémunéré est travail – ne peut pas constituer un travail.

La phrase de Paul et d’Hitler selon laquelle celui qui ne travaille pas ne doit pas manger a nécessairement conduit au contrôle des ressources de chacun, le travail n’étant à cet égard reconnu comme travail que s’il est rémunéré. Selon cette définition, l’activité consistant à envoyer des millions de gens à la mort est donc un travail, et celle de sauver des vies par des traitements et opérations n’en est pas un. En effet, l’une de ces activités a été compensée financièrement, l’autre non.

rauf_-_up_97916_page131Il n’y aurait certainement rien à redire à un contrôle des ressources si ce dispositif servait à empêcher que l’on se prélasse sur un hamac à Bali plutôt que de travailler. On peut néanmoins se demander sur quelle source se base l’affirmation selon laquelle un revenu de base inconditionnel pousserait les gens à se prélasser sur un hamac à Bali plutôt que de travailler. Cet état de fait n’a pourtant pas été confirmé par une série d’études de terrain menées entre 1969 et 1982. Il est prouvé et établi scientifiquement qu’avec un revenu de base inconditionnel, dans des conditions garantissant l’existence, les mères célibataires réduisaient leur temps de travail entre 12 et 28 pour cent, tandis que la majorité des hommes continuaient simplement à travailler comme avant. Par contre, le taux de divorce connaissait une baisse significative, et les résultats scolaires des enfants du groupe test changeaient également : « L’amélioration des résultats des tests de lecture était statistiquement significative pour les élèves entre la 4ème et la 6ème année d’école. La capacité de lecture des enfants les plus jeunes progressait donc de façon remarquable. En revanche, aucun effet positif n’a été observé chez les élèves plus âgés, entre la 7ème et la 10ème année d’école. Plus une famille avait appartenu longtemps au groupe expérimental, plus leurs enfants avaient de chances d’améliorer fortement leurs résultats. Les améliorations les plus fortes ont été enregistrées chez les enfants issus des familles participantes les plus pauvres (celles pour lesquelles les sommes transférées étaient les plus importantes). Ces enfants profitaient donc le plus de la garantie d’un revenu plus élevé. La probabilité que des jeunes issus de familles pauvres bénéficiant d’un tel programme accomplissent leur scolarité obligatoire (10 ans) est supérieure de 20 % à 90 % à celle des jeunes du même groupe d’âge appartenant au groupe de contrôle. »

Aucune comparaison entre les charges supplémentaires générées par la réduction du temps de travail d’un groupe très réduit et les économies résultant de la baisse du taux de divorce et de l’amélioration des résultats scolaires des enfants n’a été effectuée, pour des raisons compréhensibles. On aurait risqué de démonter qu’un revenu de base inconditionnel aurait coûté moins cher à la communauté que le maintien des pratiques actuelles. Une analyse plus détaillée montre en effet que 32,3 % des bénéficiaires d’aide sociale sont des enfants de moins de 15 ans, 37 % des jeunes de moins de 18 ans, 8,4 % des parents célibataires, qui reçoivent des aides sociales sans devoir travailler s’ils ont à charge un enfant de moins de 3 ans ou 2 enfants de moins de 7 ans, 9,7 % des personnes âgées de plus de 60 ans, et 4,7 % des personnes bénéficiant d’aides sociales en raison d’une maladie, d’un handicap ou d’une inaptitude au travail. Soit au total 92 % qui ne sont absolument pas disponibles pour le marché du travail, qu’ils reçoivent ou non un revenu de base inconditionnel.

La modernisation de l’être humain rendue possible par cette phrase d’un prédicateur errant et d’un criminel, selon laquelle qui ne travaille pas ne doit pas manger, se serait sans doute limitée à leurs partisans si, il y a 200 ans, un individu qui s’imaginait philosophe s’en était tenu à la fréquentation des pubs et à sa pinte plutôt que d’assister aux cours magistraux. Cela semble probable au vu de la conclusion erronée connue depuis longtemps sous le nom de « fausse dichotomie » et dont  les dirigeants des Etats ont ensuite fait une réflexion pratique pour servir leurs propres fins : « Qu’est-ce qui est le plus important : le bonheur général de la société ou le bonheur personnel de l’individu? »

Une phrase touche à la perfection formelle lorsqu’elle parvient à imposer un choix entre deux propositions sous la forme d’un soit/soit là où une telle alternative n’existe pas, sans que personne le remarque. Si, par-dessus le marché, l’un des éléments constitutifs de la phrase est le produit d’une mauvaise traduction, la bêtise est programmée d’avance. Si ce philosophe avait fourré son nez un peu plus dans les textes philosophiques et un peu moins dans son verre de  bière, il aurait découvert que le concept auquel renvoie le mot eudémonie n’a rien de commun avec le concept associé au mot bonheur. La phrase suivante lui a ainsi échappé :

« Sur ce qu’est l’eudémonie, les opinions divergent, et les gens ne sont pas du même avis que les sages. Ceux-ci (les gens) y voient en effet une chose visible et tangible telle que le plaisir, la richesse ou l’honneur ; et c’est pour l’un telle chose, pour le second telle autre chose, parfois différentes choses pour le même individu : s’il est malade, c’est la santé, s’il est pauvre, c’est la richesse. »

Ce par quoi Adam Smith émettait ce jugement sur lui-même : je suis les gens. Et devenait l’initiateur des idéologies capitalisme et communisme. Désormais, les érudits débattent pour savoir si c’est la peste ou le choléra qui mène au bonheur général de la société et au bonheur personnel de l’individu.

Les termes de perception de soi et de perception de l’autre désignent deux phénomènes différents : la manière dont une personne se voit et la manière dont les autres voient cette personne. Les psychologues se préoccupent donc, depuis la perspective de la perception de l’autre, de l’illusion de la perception de soi. Peut-être examinera-t-on un jour aussi l’illusion de la perception de l’autre, c’est-à-dire la manière dont une personne, dans sa perception de soi, voit les autres, et les raisons sous-jacentes. Il est fort possible que l’on découvre que, si certains soupçonnent qu’en l’absence de contrainte, les autres se prélasseraient dans un hamac et y vivraient de l’argent du peuple travailleur, c’est parce que c’est ce qu’ils feraient eux-mêmes, et qu’ils concluent de manière erronée que les autres feraient de même. Car les gens voient dans le bonheur une chose visible et tangible : s’ils sont malades, la santé, s’ils sont pauvres, la richesse, s’ils travaillent, du temps libre et s’ils sont chômeurs, du travail.

Il ne nous reste qu’à souhaiter que tous ceux qui estiment qu’avec un revenu de base inconditionnel, les gens se prélasseraient dans des hamacs, parce qu’un enfant de chœur, un commerçant de détail, un délinquant et un servant de messe l’ont affirmé, appliquent cette règle d’action formelle pour la résolution d’un problème qui est toujours utile lorsque l’esprit se met à dérailler : goûter. Il faut avoir goûté une chose pour en connaître la saveur. Le reste n’est que divagation. Le seul dommage serait que les cyclistes devraient se trouver une autre victime.

[1] N.D.T. Il s’agit de Joschka Fischer, Gerhard Schröder et Peter Hartz
[2] N.D.T. Norbert Blüm

Traduction: Cyrille Flamant

deDas Radfahrerprinzip

Calcul de base

troll-imadeWEB-1Ónytjungur : Admettons que tous les participants à la production de biens travaillent contre rémunération ; on doit bien en conclure que le coût du travail augmenterait avec chaque nouveau participant ?

Tilvera : Eh bien, il suffit de savoir compter pour…

Ónytjungur : Admettons encore que toutes les entreprises calculent de manière à réaliser un profit ; dans ce cas, chaque nouvelle entreprise à but lucratif ajoute à ses coûts de production ses frais généraux et sa marge bénéficiaire.

Tilvera : Affirmer autre chose serait…

Ónytjungur : Alors je te prie de m’expliquer comment il se peut qu’un service que j’ai obtenu gratuitement soit plus cher que le même service qu’une entreprise à but lucratif me facture sur la base de ses frais généraux et de sa marge bénéficiaire.

Tilvera : Seul un benêt connaissant mal les opérations de calcul de base pourrait accepter une telle absurdité.

Ónytjungur : Ce qui augurerait mal des connaissances en calcul de base dans le pays d’où je viens. À une époque, un prestataire de service aidait gratuitement les chercheurs d’emploi à trouver un nouveau poste, car ceux-ci étaient, par le biais d’une ponction sur leur revenu, les employeurs du prestataire. J’ai constaté qu’aujourd’hui, ce service est assuré par 6671 entreprises à but lucratif qui en retirent un chiffre d’affaires annuel de 19,1 millions d’euros en vendant leurs 856195 biens, qu’elles-mêmes ont obtenus gratuitement. Si mes calculs sont bons, ceci n’entraîne-t-il pas une augmentation du coût annuel du travail, puisqu’il faut y ajouter les frais généraux et la marge bénéficiaire de ces 6671 nouveaux prestataires ?

Tilvera : Eh bien, il est clair qu’une fois dans ta vie, tu as rencontré un professeur capable de t’enseigner ce que les gens attendent en général du calcul. Mais tu sais sans doute également qu’une règle n’énonce que le fait qu’il existe des exceptions. La question qui se pose serait donc avant tout celle de cette attente, le calcul n’a rien à voir là-dedans.

Ónytjungur : Ce qui expliquerait que là-bas, une seule et même personne  a pu affirmer que 571 n’était pas supérieur ou inférieur à 844, mais égal, sans être contredit.

Tilvera : Maintenant, tu exagères.

Ónytjungur : Aucunement. Là-bas, ils expliquent qu’ils ne prélèvent aucune contribution sur les besoins vitaux de l’être humain, c’est-à-dire sur les choses dont l’homme a absolument besoin pour pouvoir survivre physiquement selon les lois de la nature. Et ils ajoutent qu’ils assureront la satisfaction de ces besoins vitaux pour les personnes incapables de le faire par elles-mêmes.

Tilvera : Ce qui fait sens. C’est bien là une condition de base pour une communauté : sans cela elle n’en serait pas une. Par ailleurs – si les choses n’étaient pas comme tu les décris – se poserait aussi la question de ce qui pourrait justifier la prétention à prélever une part de tout revenu dépassant le minimum vital, si en contrepartie on ne couvrait pas les besoins vitaux de ceux qui ne sont pas en état de le faire eux-mêmes, pour quelque raison que ce soit. Il ne s’agit bien que de couvrir les besoins vitaux, et rien de plus.

Ónytjungur : C’est bien cela.  Mais alors comment est-il possible qu’une seule et même personne, dans un même instant, doive accorder à une personne incapable de couvrir elle-même ses besoins vitaux une somme d’au moins 844€, car les faits l’y contraignent, étant donné qu’avec moins, cette personne ne serait pas en mesure de se nourrir à sa faim et de s’abriter dans une petite chambre, tandis qu’au même endroit, à celui qui est capable de subvenir lui-même à ses besoins et au-delà, on n’accorde qu’une somme maximale de 571€ ?

Tilvera : Parce qu’en matière de théories, les gens ne se laissent pas troubler par les faits ?

Ónytjungur : Ce qui expliquerait que là-bas, les besoins vitaux aient été divisés en 150 types de prestations qui sont ensuite distribuées par 40 administrations différentes.

Tilvera : Laisse-moi deviner : les différentes prestations doivent être rassemblées et décomptées dans un système de contrôle et de calcul complexe de manière à ce que le résultat final soit toujours le même chiffre, et ce quel que soit le nombre de prestations et les administrations à l’origine des versements.

Ónytjungur : Là-bas, une personne démunie sur quatre doit attendre des prestations prioritaires qui ne sont pas versées à temps.

Tilvera : Ce qui voudrait dire que le système n’empêche pas seulement la pauvreté, mais qu’il la produit aussi.

Ónytjungur : Abandonner la capacité à calculer et confier cette tâche aux ordinateurs s’est révélé une grave erreur.

Tilvera : Mais les ordinateurs calculent plus vite.

Ónytjungur : Alors il est vraiment surprenant que depuis lors, salaires et appointements n’y soient versés au plus tôt que le 12 du mois suivant. Quand j’avais douze ans et que je calculais moi-même chaque samedi le salaire hebdomadaire des ouvriers du bâtiment, en notant au stylo-bille salaire brut, taxes, charges sociales, salaire net, etc. sur les fiches de paie pendant que le patron allait chercher l’argent liquide à la banque, tous les décomptes de salaire étaient prêts chaque samedi avant midi pour que la secrétaire puisse répartir l’argent et les fiches de paie dans les enveloppes avant que les premiers ouvriers se rassemblent en file devant le bureau. Peux-tu t’imaginer ce qui serait arrivé si les salaires n’avaient été virés sur un compte que le 12 du mois suivant, parce qu’il m’aurait fallu tout ce temps pour calculer les salaires ? Et n’oublie pas qu’à l’époque, ces ouvriers pouvaient encore puiser dans leur épargne pour patienter jusque-là.

Traduction: Cyrille Flamant

deGrundrechnen

Un enfant dans la société

troll-imadeWEB-1L’homme au manteau râpé ouvrit son cartable, en sortit quelques feuilles de papier et fit le tour de la salle pour les proposer aux quelques consommateurs attablés. Sans doute un courtier en assurances à la chasse aux clients et cherchant à exploiter sa toute dernière opportunité. Il y a 30 ans, le café Hresso était peu fréquenté en haute saison. Il n’y avait pas encore de touristes, et la plupart des Islandais adultes passaient alors leurs congés aux quatre coins du monde, ce qui donnait aux jeunes la possibilité de se procurer suffisamment d’argent de poche pendant les vacances. Le café Hresso était donc à cette époque fréquenté en majorité par des plumitifs, qui passaient là des heures à remplir des feuilles de textes, penchés de côté auprès de leur cafetière en fer blanc. À cette époque, l’alcool ne s’achetait que dans les magasins d’État, et on servait encore le café dans de grands pots d’un demi-litre qui préservaient les plumitifs de la déshydratation pendant les quatre heures suivantes. Il était d’ailleurs déconseillé de consommer de trop nombreux pots de ce puissant breuvage, et qui a déjà survécu au cauchemar d’une intoxication à la caféine saura de quoi je parle.

Ragnar engagea une vive discussion avec l’homme. Celui-ci n’était pas un courtier en assurances, mais un poète venu vendre ses deniers poèmes. Il voulut savoir si ses poèmes n’étaient pas assez bons, puisque Ragnar ne lui avait pas acheté une seule feuille, ce à quoi Ragnar répondit qu’il possédait déjà ces poèmes, avant de conclure par ces mots : « C’est un enfant dans la société ».

Halldór Laxness, déjà, élabora des considérations philosophiques sur le terme de société. Dans son livre « Í túninu heima », il se pencha sur la question de ce que peut bien désigner ce mot :

« La société n’existait même pas à l’époque où j’ai grandi. Nous voulons croire aujourd’hui qu’elle existe, afin de pouvoir l’améliorer, en dépit du fait que son adresse est inconnue et qu’il est impossible de la convoquer au tribunal. Il y a peu, j’ai demandé à une personne intelligente de ma connaissance si elle savait quel genre d’association était la société : le peuple, le gouvernement, le parlement, ou peut-être la somme de tout cela ? Mon ami a plissé le front puis a fini par me répondre : est-ce que ce n’est pas plutôt la police que ce mot peut désigner ? »

Aujourd’hui, les générations postérieures savent que la société existe certes, mais ne peut être améliorée. Car cette phrase d’Albert Einstein est applicable : « Pour être un membre irréprochable parmi une communauté de moutons, il faut avant toute chose être soi-même un mouton ». Ce à quoi Niklas Luhmann a ajouté :

« … Ce qui est vraiment trompeur quant à l’état mental des membres d’une société, c’est la convergence de leurs idées et conceptions. On pense naïvement que si la majorité des hommes partagent les mêmes idées ou sentiments, ceux-ci doivent être justes. Rien n’est plus éloigné de la vérité. La convergence en tant que telle n’est pas un gage d’intelligence ou de santé mentale… »

La société devient descriptible par le fait de ceux de ses membres qui ont en son sein des activités suffisamment fructueuses pour attirer l’attention. Pour ce qui est de l’attention, sa mesure est donnée par l’état mental qu’établissent les chiffres quotidiens de l’audimat. Avec le temps, on a simplement oublié que les communautés se formaient jadis pour trouver une nourriture suffisante, se protéger de la menace des autres espèces et apprendre les uns des autres. Avec la disparition de ces motifs, ces tissus sains sont devenus les tumeurs cancéreuses que l’on désigne par le nom de société. Par exemple, si l’on comparait le rapport entre le nombre de gens tués au nom du bien et ceux tués au nom du mal, il y aurait du souci à se faire, à cause de ceux que l’on ne considère pas comme des criminels.

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Bjarni Bernharður [Image: Kristinn Ingvarsson]

Les cafetières en fer-blanc de jadis ont disparu depuis longtemps, avec les plumitifs. Le café Hresso est maintenant bien rempli et fréquenté par des jeunes et des touristes, qui privilégient le coca-cola ou un liquide jaune présentant une certaine ressemblance avec de la bière.

L’homme, lui, est toujours là. Toutefois, il se tient désormais devant la porte, contre le mur, à côté de son « stand » de l’Austurstræti. Le poète et peintre Bjarni Bernharður vend toujours ses poèmes publiés à compte d’auteur (Egóútgáfan), désormais proposés sous forme de recueils reliés dotés d’un code-barres et d’un numéro ISBN.

Le baiser de la chauve-souris

Je demeurais
en une sombre caverne
de mon enfance

Lorsque la chauve-souris
m’embrassa

Ce chaud baiser
scella mon destin
Je pris le chemin
des nuits froides

à la frontière
entre lumière et ténèbres

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[Image: ruv.is]

Bjarni Bernharður propose pour 2000 couronnes son dernier recueil « Koss Leðurblökunnar », avec ses propres illustrations, mais aussi des versions anglaises de ses poèmes, pour les touristes. Rien ne pourrait démontrer avec plus de force que Bjarni Bernharður, dans sa soixante-cinquième année de vie, est resté désespérément optimiste.

Traduction: Cyrille Flamant

deEin Kind in der Gesellschaft

ukA child of society

La société de l’information basée sur la science

troll-imadeWEB-1Tilvera : En démocratie, il n’y a pas d’impuissance. La puissance de l’homme peut être brisée par l’homme, par la révolte de la conscience morale, par la société civile.

Ónytjungur : L’homme qui ne veut rien dire fait souvent appel à des concepts creux. Et puisque la marque distinctive des sociétés est leur prédilection pour le bavardage…

Tilvera : Je n’ai pas utilisé de concept creux.

Ónytjungur : Intéressant. Et que dois-je me représenter en entendant les mots démocratie, conscience morale et société civile ?

Tilvera :La démocratie est la souveraineté du peuple, la société civile est la société de l’information basée sur la science, et la conscience morale est envisagée comme une instance particulière de la conscience humaine qui détermine comment on doit juger.

Ónytjungur : Et tu crois que tu améliores ton énoncé en y ajoutant d’autres concepts creux ? Et la conscience morale n’est-elle pas le sentiment de calme ou d’agitation qui pénètre la conscience lorsqu’un acte projeté, réalisé ou omis est en accord ou en contradiction avec un principe moral qu’un individu considère comme impératif ?

Tilvera : Je n’ai toujours pas utilisé de concept creux.

Ónytjungur : Intéressant. Et que dois-je me représenter en entendant les mots société de l’information basée sur la science et conscience humaine ?

Tilvera : La société civile occidentale, bien sûr.

Ónytjungur : Tu as remarqué que tu tournais en rond ?

Tilvera : Parce que j’utilise des synonymes ?

Ónytjungur : Pas du tout. Parce que tu confonds affirmation et réalité.

Tilvera : Et donc, d’après toi, que serait la réalité ?

Ónytjungur : Eh bien, la réalité serait par exemple la phrase d’Albert Einstein selon laquelle la science sans religion est boiteuse, et la religion sans science est aveugle.

Tilvera : Et d’après toi, que serait l’affirmation ?

Ónytjungur : Que la société civile occidentale est une société de l’information basée sur la science.

Tilvera : Tu veux me faire croire que ton intelligence n’est pas encore suffisamment développée pour établir un rapport entre l’énoncé d’un scientifique et les énoncés d’une société de l’information basée sur la science ?

Ónytjungur : Tout à fait. Car c’est bien cette société de l’information basée sur la science qui, aujourd’hui comme hier, a non seulement produit, détenu et utilisé des bombes nucléaires contre la volonté de ce scientifique, mais considère par-dessus le marché comme parfaitement normal et légal qu’une poignée de charlatans puisse l’éliminer, et avec elle tous les hommes sur terre, quand bon leur semble, avec une ampleur et dans des proportions qui feraient passer les atrocités des barbares du Moyen-Âge pour de minables exercices de débutant. Si mes souvenirs sont bons, cet attribut de l’humanité se nomme humanisme évolutionniste.

Tilvera : Ce qui n’est pas un mal, car comme je le disais en préambule, il n’y a pas d’impuissance en démocratie, car la puissance de l’homme peut être brisée par l’homme, par la révolte de la conscience morale, par la société civile.

Ónytjungur : N’est-il pas vrai que quand l’homme évoque une possibilité existant théoriquement, c’est qu’il a dégénéré à l’état d’idéologue ?

Tilvera : Tu contestes le fait que la puissance de l’homme peut être brisée par l’homme ?

Ónytjungur : Que vas-tu croire là ? Mais il faut savoir être un idéologue pour professer que le motif déclencheur ait jamais été la révolte de la conscience morale d’une société civile.

Tilvera : Et d’après toi, qu’est-ce qu’un idéologue ?

Ónytjungur : Au sens neutre, il s’agit d’un imbécile qui prend ce qui lui est présenté à travers une meurtrière pour une importante conception du monde.

Tilvera :Tu oublies l’existence de l’intellect.

HalbierterBaum-225x300Ónytjungur : Justement non. Car l’intellect et le sentiment collectif sont deux concepts disjoints. Leur point commun est que l’absence de l’un est nécessaire à l’autre.

Tilvera : Les démocraties ne sont rendues possibles que par l’articulation entre sentiment collectif et intellect.

Ónytjungur : Eh bien, ça expliquerait pourquoi après plus de deux mille ans, la civilisation occidentale n’a toujours pas connu de vraie démocratie.

Tilvera : Et quelle structures a-t-elle donc connu, selon toi ?

Ónytjungur : Si je me réfère de nouveau à un scientifique, dans ce cas Aristote, qui a introduit le concept de démocratie, alors la démocratie désigne le pouvoir de ceux qui sont guidés par l’arété, c’est-à-dire le courage, la générosité, la libéralité, la justice et la sagesse. Tu sais sans doute aussi que le limites du courage, de la générosité, de la libéralité, de la justice et de la sagesse ne sont en aucune façon des limites de pays ou de terrains, et tu ne vas pas me faire croire que parmi les structures que tu nommes démocraties, il se trouve un seul exemplaire qui soit basé sur les différents critères identifiés par Aristote et qui agisse selon ces critères.

Tilvera : Non, sans doute, mais qu’est-ce que ces structures peuvent être d’autre ?

Ónytjungur : On retrouve ici le même principe que pour la phrase d’Einstein et celle que la société dite de l’information et basée sur la connaissance en a tirée. Ici, le résultat est que ces structures aiment justement à se présenter comme des démocraties pour ne pas devoir reconnaître qu’il s’agit de pures dictatures. La différence entre ces structures et celles que l’on considère comme des dictatures réside uniquement dans le nombre de dictateurs qui y officient.

Peut-être s’agit-il ici d’une forme particulière d’une constante anthropologique qui survient dans les sociétés de l’information basées sur la science, et dont le résultat est que l’homme doté d’intelligence aime à remplacer des mots à connotation négative par des mots positifs autant qu’il aime s’emparer de concepts à connotation positive pour masquer la réalité d’une mesquinerie constante. La première opération est somme toute inoffensive, car en entendant les mots parc de recyclage, personne ne s’imaginerait autre chose qu’une déchetterie. L’autre direction en revanche présente un danger, car elle entraînerait fatalement l’oubli de ce que désigne le mot démocratie.

Tilvera : Il suffirait donc de nommer une dictature démocratie pour qu’il devienne impossible de savoir ce qu’est une démocratie.

Ónytjungur : Pour le dictateur, la dictature est toujours le pouvoir du peuple.

Tilvera : Tu oublies le sentiment collectif.

Ónytjungur : Tu parles de cette posture créée pour conditionner les gens à soutenir un individu ? Est-ce qu’elle n’aboutit pas à la formation d’une sorte de groupe social qui renforce le comportement tribal mais abêtit la science ?

Tilvera : Il y a des choses plus graves.

Ónytjungur : Et pourquoi cet argument me rappelle-t-il celui du garçon qui affirmait qu’il oeuvrait à la guérison du monde, car lui s’était contenté de dépouiller son camarade de classe, tandis qu’un autre l’avait aussi battu ?

Traduction: Cyrille Flamant

 deDie wissenschaftsbasierte Informationsgesellschaft

ukThe information society based on science

Éducation, intelligence et civilisation

troll-imadeWEB-1Tilvera : Il est clair que la civilisation n’a commencé qu’avec l’alphabétisation. L’homme a droit à l’éducation.

Ónytjungur : De quelle alphabétisation parles-tu ? L’aptitude à la lecture ou le passage à une langue écrite ?

Tilvera : Est-ce que le passage à l’écrit ne suppose pas l’aptitude à la lecture ?

Ónytjungur : Si je me souviens bien, l’alphabétisation fut jadis répandue par des missions chrétiennes pour apporter aux peuples la Bible dans leur langue. C’est comme ça qu’est né l’alphabet cyrillique, par exemple. Et cette fois, de quel livre s’agit-il ?

Tilvera : Il s’agit du droit de chaque homme à l’éducation.

Ónytjungur : L’image ne suffit-elle pas à l’éducation ?

Tilvera : Pour pouvoir se faire une image, il faut être doté d’intelligence.

Ónytjungur : Qu’appelles-tu intelligence ?

Tilvera : Il y a différentes sortes d’intelligence.

Ónytjungur : Qui prétend cela ?

Tilvera : Le quotient intellectuel.

Ónytjungur : Tu parles du test de Rorschach des cogniticiens .

Tilvera : C’est de la science. Seule l’alphabétisation permet d’atteindre un quotient intellectuel supérieur.

Ónytjungur : Eh bien, puisque l’intelligence est devenue mesurable et que l’éducation nécessite l’alphabétisation, j’ai quelques questions qui m’occupent depuis déjà longtemps et auxquelles je n’ai pas trouvé de réponse.

Tilvera : Vas-y, je t’écoute.

Ónytjungur : Un analphabète serait-il capable de fabriquer un engin électronique complexe ?

Tilvera : Non.

Ónytjungur : À quoi ressemblerait un aéronef construit par un analphabète ?

Tilvera : À un costume d’oiseau, j’imagine, mais nous savons bien que personne ne pourrait voler avec ça.

Ónytjungur : Un analphabète serait donc aussi certainement trop bête pour comprendre comment opérer la fusion de deux noyaux atomiques ?

Tilvera : Quelle idée ! Moi-même, j’en serais incapable, et je suis pourtant très instruit. Seules des personnes dotées d’un QI supérieur au mien en sont capables.

Ónytjungur : Alors à quoi te sert d’avoir appris à lire ? À lire que d’autres savent opérer la fusion de 2 noyaux atomiques ?

Tilvera : Par exemple.

Ónytjungur : Et qu’il existe des objets volants capables de décoller d’un côté de la planète et d’atteindre l’autre côté en à peine une demi-heure ?

Tilvera : C’est une information importante.

Ónytjungur : À quoi sert-elle ?

Tilvera : À savoir combien de temps il me reste pour me mettre à l’abri.

Ónytjungur : À l’abri de quoi ?

Tilvera : De l’explosion d’une bombe atomique.

Ónytjungur : Tu veux me convaincre que la civilisation a commencé avec l’alphabétisation, et que l’homme a droit à l’éducation afin par exemple d’avoir le temps de se mettre à l’abri de l’explosion d’une bombe atomique inventée, fabriquée, stockée et utilisée par des hommes grâce à une alphabétisation réussie et à des quotients intellectuels supérieurs ?

Tilvera : Je n’ai pas dit ça comme ça.

Ónytjungur : Mais 70 ans après Hiroshima et Nagasaki, c’est bien à cela qu’on aboutit, non ?

Tilvera : Jusqu’à présent, les 1200 incidents majeurs signalés, tout comme les quelques alarmes informatiques qui se déclenchent chaque semaine aux États-Unis, se sont toujours bien passés.

Ónytjungur : Et pourquoi est-ce que cela me rappelle l’histoire du cambrioleur qui décida de s’introduire à la nuit dans une nouvelle maison, puisque ses cambriolages s’étaient tous bien passés jusqu’alors et qu’il ne s’était jamais fait pincer ?

Tilvera : Parce que tu es un imbécile.

Ónytjungur : Alors il y a du bon à pouvoir rester un imbécile. Est-ce que je t’avais déjà raconté que la mère d’Albert Camus ne disposait que d’un vocabulaire de 400 mots ?

Tilvera : Et qu’est-ce que tu en déduis ?

Ónytjungur : Qu’un vocabulaire de 40 000 mots ne rend pas nécessairement plus intelligent, mais plus éloquent.

Tilvera : Tu portes un jugement sur Albert Camus ?

Ónytjungur : Que vas-tu croire là ? Si je me souviens bien, nous parlions de cogniticiens, d’hommes qui, grâce à une alphabétisation réussie et à un QI supérieur au tien, ont inventé, fabriqué, stocké et utilisé une bombe atomique, du cambrioleur qui qui décida de s’introduire à la nuit dans une nouvelle maison, puisque ses cambriolages s’étaient tous bien passés jusqu’alors et qu’il ne s’était jamais fait pincer, et de toi, qui crois encore après 70 ans que la civilisation n’a commencé qu’avec l’alphabétisation et que l’homme aurait donc droit à l’éducation.

Tilvera : Et alors quoi, il n’y a pas droit ?

Ónytjungur : Ça n’est pas mon affaire. Car je ne peux parler que pour moi. Et j’ai déjà appris ce dont j’avais besoin, décidé qu’il valait mieux rester bête, et je préfère que les choses me soient racontées ; par des personnes qui ont mérité ma confiance. Après tout, il n’y a pas de pluriel à intellect.

En mémoire des enfants vaporisés les 6 et 9 août 1945 au nom de la civilisation, de l’intelligence et de l’éducation, de ceux qui sont mort de leurs séquelles et de ceux qui en souffrent encore aujourd’hui.

Traduction: Cyrille Flamant

deBildung, Intelligenz und Zivilisation

ukEducation, intelligence and civilisation

isMenntun, gáfur og siðmenning

Le reste appartient à l’Histoire

La techno creuse des brèches droites et régulières dans la lourde chaleur de la mi-journée. Sous un dais rouge, des vacanciers stoïques sont vautrés comme chaque midi dans les fauteuils de jardin rembourrés du bar, les regards consomment visages et corps étrangers comme des spots publicitaires bon marché qu’on laisse glisser devant ses yeux avec curiosité et ennui au milieu d’un film. Sur la route côtière, de lourdes remorques surbaissées peintes d’un beau blanc éblouissant transportent leurs véhicules blindés blancs à travers les corps bronzés que la mer a déposés là ; des maillots et costumes de bain dégoulinants, une bière fraîche juste sous les yeux, ne les remarquent même pas et scrutent l’autre côté de la route à la recherche d’éventuels fauteuils libres sous l’énorme enceinte noire. Un convoi militaire muet peint en blanc traverse sans bruit les pulsations de la techno. Ils ne laissent plus passer les unités de l’ONU vers l’intérieur du pays, indique l’article en troisième page qu’Ònytjungur a devant lui. Ce soir encore, ils resteront à attendre dans leurs remorques surbaissées.

Ònytjungur a l’impression qu’on lui a fendu la tête en deux avec une hache, il fixait les gens, sa bière, les gens, sa main, la bière, les visages, les corps, et sentait ses pensées s’efforcer de recoudre et de rassembler les deux moitiés disjointes.

Là-haut, c’est la vallée avec son silence de mort, avec les restes de murs noircis par la fumée, les poutres carbonisées et mutilées, on peut encore sentir les habitants, la sueur de leur travail, les épices de leur déjeuner, mais ils n’étaient plus là. Maison après maison, un paysages de ruines muet, comme si une coulée de lave mortelle avait descendu la vallée et emporté, arraché, consumé, enfoncé tout ce qui se dressait sur son passage. Mais les prairies vertes et jaunes, les buissons touffus, la négligence luxuriante étaient toujours là, les ruines calcinées aussi fraîches que si une seule nuit s’était écoulée et avait tout changé. Silence de mort. Odeur d’incendie. Fermes sans toit, les unes après les autres, et au prochain virage la prochaine ruine. Une vallée qui a apporté la mort. Et toujours ce sursaut en apercevant à travers les arbres un coin de maison intact, de plus près, en fait celle-là aussi est calcinée, sans toit, certains murs criblés d’éclats de balles, d’autres sans traces de combat, simplement incendiés, une maison après l’autre, et encore une après l’autre, au milieu de ça un paysan devant ses fenêtres à rideaux, devant sa cour intacte, cultive avec amour les légumes de son jardin. Un Croate.

BildKrajina2-300x200Où est ton voisin, Croate, voudrait lui crier Ònytjungur, et il voudrait y aller, mais il n’y va pas, il ne lui demande pas. C’est que cette maison est intacte, tout à fait paisible même au milieu de toutes les ruines, qu’elle était déjà là au moment où on a brûlé des fermes, abattu des familles, et bombé « HOS » sur les restes de mur calcinés, comme on appose fièrement son titre au bas d’une condamnation à mort. C’était un témoin de l’époque, comme le disent les historiens. Ce paysan qui cultive ses légumes dans son jardin. C’était son voisin. Et peut-être s’est-il terré dans sa maison, en se disant sans doute, ça ne nous regarde pas, mais il est bien plus probable qu’il se tenait lui aussi devant la maison du voisin lorsqu’elle a brûlé, peut-être avait-il lui aussi une torche à la main. Cette même main qui extrait avec soin les mauvaises herbes de la terre du jardin. Car les légumes sont croates. Le voisin, lui, était un Tchetnik. On dit Tchetnik, pas Serbe, pour parler des Serbes, on prend un nom du passé, celui que se donnèrent un groupe de bouchers serbes pour pouvoir abattre des êtres humains. Le voisin est donc Tchetnik, pas Serbe. Ça facilite beaucoup de choses.

Le pompiste se fend d’un large sourire lorsqu’Ònytjungur s’enquiert de la route de Plitvice. Les panneaux qui indiquaient jadis la route de Plitvice avaient disparu, comme si Plitvice n’existait plus. Le pompiste de Josipdol sourit d’un air entendu, et ouvrit sa main comme s’il tenait un pistolet avant de replier plusieurs fois l’index. « Tchetniki », dit-il en souriant, comme si leur présence datait d’aujourd’hui.

Des faisceaux de câbles longent la route de Josipdol. Des lignes de communication pour l’armée croate, qui traîne dans les cafés et les bars, rieuse et détendue, ils ont l’œil des vainqueurs ; ils rient, détendus, dans leurs postes de combat dissimulés le long de la route derrière les cours de ferme et les bars. Un panneau géant sur le bord de la route ordonne aux étrangers de ne pas séjourner hors des localités, de ne pas s’arrêter, de ne descendre de voiture que dans les localités fermées. Mais il n’y a plus d’étrangers. Ils se pressent dans le vide touristique, sur la route côtière, vers les pontons et les places de port désormais libres.

Il y était aussi, c’est sûr, a pensé Ònytjungur, en regardant le paysan planter pensivement une rangée de plantes vivaces le long de son carré de légumes. Il y était aussi, c’est sûr, et il ne s’est pas caché derrière ses rideaux, car ils font tous partie d’une conjuration, ils se font des clins d’œil, ils s’interpellent les uns les autres. Ils échangent des sourires et discutent dans les rues de la ville proche d’Otocac, une commune de vainqueurs, on s’en est débarrassé, de ces Tchetniks, et là où ils étaient, le pimpant lotissement de résidences familiales s’orne d’une ruine noircie, un déblai au milieu des jardins en fleur. Ils se connaissent, ils se parlent. Loin de la stérilité et de l’isolement de l’Europe allemande, ils s’affairent et vaquent fièrement à leurs conquêtes, ici les horloges tournent bien moins vite, et on se parle par-dessus la rue d’un balcon à l’autre, on se connaît, on se connaît même de nom, les visages ont encore des noms, plus encore dès qu’on est dehors, dans les cours de ferme, dans la vallée. Et au-delà de toutes ces connaissances, on peut sentir, on peut voir ce qui va plus loin, le lien qui les lie tous : c’est un Croate, un Catholique, il fait partie de la famille. Maintenant plus que jamais, car c’est ensemble qu’on a nettoyé les Serbes, plus aucun Orthodoxe comme voisin. Les drapeaux croates ornent maison après maison, partout des militaires, des uniformes, des contrôles routiers. Entre les véhicules militaires et les vestes de camouflage vertes, des véhicules privés sans plaque d’immatriculation, deux, trois hommes en maillot de corps noir en route vers l’ennemi, véhicules sans nom, hommes sans nom. Mais pour la première fois, on est entre soi, soldat, civil et maillot de corps noir. On est entre soi, une circonstance qui n’a jamais eu de poids au cours des dernières décennies, car on faisait des affaires ensemble. Serbe, Croate, Catholique ou Orthodoxe, on se retrouvait pour un café et un brin de conversation. Désormais, les boutiques serbes sont vides, condamnées, il n’y a plus de Serbes, pas ici, plus ici. Désormais, il y a des voitures sans immatriculation et des maillots de corps noirs.

BildKrajina1-200x300Ònytjungur observe le profil de la soldate croate au milieu des vacanciers. Le visage dans l’ombre caché par des lunettes de soleil noires mates, la coupe de cheveux nette, la veste de camouflage grossière, le pantalon de treillis, la large ceinture sur la taille mince, la canette de bière, ce fin crucifix d’argent suspendu au lobe de l’oreille comme un corps balançant à une branche. Les vacanciers jettent des regards à travers l’ambiance détendue, elle non, elle fixe un poteau de béton. Un monument immobile, jusqu’à ce que le chef siffle et rassemble sa troupe. En une demi-heure, elle n’a vu personne dans cette illustre assemblée, rien d’autre que ce poteau de béton sous les enceintes. Cette soldat est une combattante, pense Ònytjungur, elle n’a pas besoin de voir autre chose que cette surface de béton, et son visage est détendu. Elle n’a même pas besoin de ses camarades, de l’autre côté, qui épient les bikinis par-dessus leurs canettes de bière en ricanant jusqu’au sifflement. Debout, on ramasse ses affaires, on continue. Des personnages dans un dessein. Au bout, une autre nation, nettoyée, purifiée. Un membre nettoyé de la communauté des nations, un partenaire nettoyé pour les affaires. Demain, on déblaiera les maisons calcinées et avec elles les dernières traces révélatrices. Cela n’aura jamais été, cela n’est déjà plus depuis longtemps. Le journal annonce déjà sur une pleine page que les plages sont propres, plus propres qu’elles ne l’ont été depuis longtemps, car elles sont restées quelque temps inutilisées. Des nouvelles importantes de Croatie. Ònytjungur parcourt la ville criblée de balles. L’homme meurt d’abord, puis la vérité, le reste appartient à l’Histoire.

Un immeuble d’habitation, un étage sur l’autre, un balcon après l’autre, le dernier balcon, au cinquième étage, est détruit, un voile noir couvre les murs au-dessus des chambranles carbonisés, l’appartement est criblé d’impacts derrière le balcon du cinquième étage, la guerre sur dix mètres carrés de cloison, le reste est intact. Là, des hommes ont été chassés par les armes, par la fumée, abattus dans l’incendie, les appartements du dessous ont pu rester des appartements, celui du haut était en territoire ennemi, maintenant il est à nouveau habité, du linge sèche sur la rambarde du balcon, du linge croate désormais. Le précédent locataire s’est-il barricadé, a-t-il peut-être même répliqué aux tirs, de sorte que cette unité d’habitation, parmi vingt autres sous le même toit, a été isolée, séparée et soumise à une concentration de feu ? Qu’est-ce qui a bien pu passer par la tête de cet homme, ou était-ce une femme, une famille, qu’est-ce qui leur est passé par la tête pour qu’ils fassent de leur salon une forteresse, à quelle distance pouvaient-ils voir, jusqu’au prochain tir, jusqu’à la prochaine minute, un petit appartement au cinquième étage d’un immeuble d’habitation, entouré d’ennemis qui hier encore étaient des voisins et qui désormais portaient des armes. Pourquoi lui ou sa famille ne sont-ils pas descendus ? Qu’est-ce qui a pu le pousser, la pousser, à faire de leur petit appartement confortable avec les photos de famille sur les commodes une position militaire, un poste de combat, des ennemis en haut, en bas, à côté, dehors et dedans, les rafales éclatent sur le mur du salon, la pièce prend feu sous les impacts. Les chefs de guerre de tous les pays ont fait de leurs villes des forteresses, partout et toujours, mais un salon au cinquième étage ? Ou bien ne voulait-on pas du tout qu’il descende, aurait-il rencontré devant sa maison la même fin que dans son salon pris sous la mitraille ?

Non loin, des hommes se saluent d’une tape sur l’épaule, commandent du café, une bière, s’assoient, parlent, le temps passe lourd et pensif, la journée s’achemine paisible et familière vers la fraîcheur du soir, un type enfonce un drapeau croate haut comme un homme à travers le toit ouvrant de sa petite voiture et s’en va quelque part, là où ce drapeau doit aller. Des vieillards sont assis sur les bancs du parc devant les façades détruites de la place du marché. Cette ville est nettoyée de ses Serbes, et des obstacles anti-chars aux portes de la ville marquent la fin de la route de Plitvice. Derrière le barrage anti-chars, on trouve les prochaines ruines au milieu des fermes intactes, la suite de la vallée est nettoyée de ses Croates. La vallée dans son ensemble présente un aspect identique, c’est une image, une réalité, deux parties séparées par des obstacles anti-chars ne pourraient pas se ressembler davantage. Seule la tête, le lieu de naissance des idées, sait qu’il y a de ce côté des Croates et pas de Serbes, de l’autre côté des Orthodoxes et pas de Catholiques, chaque côté désormais nettoyé de ses Serbes, de ses Croates, et lorgnant sur l’autre côté. Un homme à béret bleu se tient près de sa jeep blanche comme un poteau frontière, il marque la ligne de cessez-le feu, un clou planté dans la viande des têtes. Devant lui, dans la ville, l’armée croate se regroupe, les véhicules passent l’un après l’autre le poste devant le quartier général, la police militaire contrôle les ordres de marche à un point de contrôle, l’armée croate prend ses positions devant Plitvice.

L’homme rit depuis la capote ouverte de sa BMW munichoise. Ce n’est qu’un cessez-le-feu, rit-il, ça peut repartir à tout moment, ma maison est juste devant le barrage anti-chars, me voilà de retour à la maison. Il a une jolie maisonnette, le jardin est bien soigné, la parcelle voisine est une ruine noircie, une ex-maisonnette, un ex-voisin, une ruine solitaire au milieu des jardins en fleur bien soignés. Où est ton voisin, Croate, voudrait lui crier Ònytjungur. Mais l’homme rit dans sa décapotable ouverte, et sa BMW est astiquée avec une minutie toute allemande.

Ònytjungur doit beugler pour franchir le bruit de la techno et s’adresser au visage interrogateur de la serveuse stylée : « Vous avez des cevapcici ? » La jeune fille secoue la tête avec ennui. Puis elle sourit comme une mère dont l’enfant a encore posé une question absurde, et lui confie d’un air amusé : « plat serbe ! »

Sous un dais rouge, des vacanciers stoïques sont vautrés comme chaque midi dans les fauteuils de jardin rembourrés du bar, les regards consomment visages et corps étrangers comme des spots publicitaires bon marché qu’on laisse glisser devant ses yeux avec curiosité et ennui au milieu d’un film. Le beat de la techno réduit les cerveaux à cette indifférence sur laquelle fleurissent les nations. Jusqu’à ce que la première balle éclate à côté de toi. Mais alors il est trop tard. Le CD, lui, survivra, quelque part, dans une archive, pour les générations futures, comme témoin numérique d’une époque. Car la vérité change dès la première bière.

22. August 1994

(un souvenir à l’occasion du 20ème anniversaire de l’opération « Oluja»)

Traduction: Cyrille Flamant

deDer Rest ist Geschichte

ukHistory will take care of the rest

Au bout de plusieurs milliards d’années

troll-imadeWEB-1Tilvera : Un imbécile a affirmé que chaque nouveau-né, quels que soient le jour et le lieu de sa naissance, est capable de comprendre n’importe  quelle langue humaine en un temps très bref, sans aucune explication d’un professeur ni exercice pédagogique sophistiqué.

Ónytjungur : Si je ne me trompe pas, la logique humaine n’autorise que deux manières possibles d’envisager l’univers.

Tilvera : Et quelles seraient-elles ?

Ónytjungur : On pourrait dire que soit il n’existe que l’univers, soit il existe quelque chose en dehors de l’univers, donc quelque chose qui n’est pas contenu dans l’univers.

Tilvera : La théorie des ensembles. Et donc ?

Ónytjungur : Dans le premier cas, il est impossible d’ajouter ou de retirer quoi que ce soit à l’univers, tandis que cette possibilité existe dans la deuxième hypothèse.

Tilvera : Mais encore ?

Ónytjungur : En supposant que le premier cas soit vrai, alors tout devrait nécessairement être déjà contenu dans l’univers, et ce pendant toute la durée de l’univers.

Tilvera : Qu’entends-tu par tout ?

Ónytjungur : La totalité.

Tilvera : L’homme aussi ?

Ónytjungur : La capacité de le développer à partir de quelque chose d’existant, donc le potentiel.

Tilvera : Foutaises que tout cela.

Ónytjungur : Prenons toi, par exemple. Tu te trouves en cet instant au bout d’une chaîne dont tu es le dernier maillon, puisque tu n’as pas encore engendré d’enfant. Si mes informations sont bonnes, tu es le résultat de l’union de deux êtres humains de sexe différent, et je me permets de supposer que ces deux humains étaient eux-mêmes le résultat de deux humains de sexe différent, qui eux-mêmes… Je continue ? Je pose la question, parce que ça risque d’être long.

Tilvera : Mais l’homme n’a pas toujours été un homme, avant cela il était singe, et avant cela… Je continue ? Je pose la question, parce que ça risque d’être long.

Ónytjungur : C’est exact. La chaîne que je décrivais est-elle pour autant interrompue ? Ou n’a-t-on pas plutôt délimité des sections de cette chaîne ininterrompue et attribué à chacune d’elles un identificateur ?

Tilvera : Eh bien, on peut observer au zoo que les singes, eux aussi…

Ónytjungur : Et qu’en est-il des reptiles ? Je pose la question juste au cas où l’une des sections devait…

Tilvera : Il existe des indices qui démontrent qu’un être vivant repose sur l’union d’un être vivant préalable, quels que soient l’art et la manière de cette union.

Ónytjungur : Les bactéries aussi ?

Tilvera : Oui, par division cellulaire asexuée.

Ónytjungur : Là aussi, cela suppose l’existence d’une bactérie préalablement vivante.

Tilvera : C’est ce qu’il semblerait. Les bactéries peuvent même échanger des gènes entre espèces différentes, et sont capables d’intégrer dans leur propre ADN des fragments d’ADN fossile tirés de leur environnement.

Ónytjungur : Nous pouvons donc supposer l’existence d’une chaîne ininterrompue dont tu es en cet instant le dernier maillon ?

Tilvera : Et avant les bactéries ?

Ónytjungur : N’est-il pas vrai qu’électrons, neutrons et protons s’assemblent pour former des molécules qui déterminent la forme, tandis que leur composition spécifique détermine les propriétés ?

Tilvera : Alors tout s’explique par la matière.

Ónytjungur : Je ne suis pas un matérialiste.

Tilvera : Alors il n’y a que des contenus de conscience.

Ónytjungur : Je ne suis pas non plus un idéaliste.

Tilvera : Alors le psychique et le physique sont deux domaines de l’être strictement séparés et dotés d’une existence autonome.

Ónytjungur : Et je ne suis certainement pas un dualiste.

Tilvera : Alors qu’es-tu ?

Ónytjungur : Qu’est-ce que j’en sais ? J’ai juste parlé du potentiel, c’est-à-dire de la capacité de développement, d’une chaîne ininterrompue au bout de laquelle tu te trouves, tel que je te vois, et du fait qu’on ne pouvait rien ajouter à l’univers. Demande aux gens qui affirment que cela fait de moi un solipsiste.

Tilvera : Un solipsiste métaphysique, éthique ou méthodologique ?

Ónytjungur : C’est à ceux qui me collent cette étiquette de te répondre.

Tilvera : Bon, ton opinion est plaisante, mais est-ce que tu as un concept pour la désigner ?

Ónytjungur : Il n’y en a pas.

Tilvera : Tu es conscient que les concepts sans opinion sont vides, tandis que les opinons sans concept sont aveugles ?

Ónytjungur : Plus que conscient. Il y a 900 ans déjà, un homme déplorait le fait qu’il existait désormais un mot pour lequel il n’y avait pas de réalité, et qu’il existait auparavant une réalité pour laquelle il n’y avait pas de mot.

Tilvera : Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Ónytjungur : Qu’il n’y a pas de concept pour mon opinion. Mais tu auras certainement du mal à prouver que mes pensées étaient dépourvues de contenu.

Traduction: Cyrille Flamant

deAm Ende von Milliarden Jahren

ukAt the end of several billion years

Bielefeld n’existe pas ?

troll-imadeWEB-1« Écoutez bien et répétez!!! » serait la phrase qui l’a le plus marqué lorsqu’il entreprit d’apprendre l’allemand. De mauvaises langues affirment qu’avec ces mots, il aurait déjà intégré l’essentiel de ce qui caractérise et distingue les écoles allemandes. Ce qui n’est pas vrai, comme nous le prouve l’exemple d’une ville comme Bielefeld. Mais on pourrait citer une autre ville d’Allemagne, par exemple Bonn, ou toute autre ville qui ne compterait qu’environ 320 000 habitants. Prenons donc une de ces villes, prenons Bielefeld, comme représentante de toutes les villes allemandes caractérisées par le fait qu’environ 320 000 habitants y sont domiciliés.

La ville des poètes et des lecteurs

Eymundsson-150x150Bielefeld compte 129 maisons d’édition, qui ont publié en 2010 un total de 1505 livres, dont 350 pour les seuls domaines littérature et poésie, 286 traductions de littérature et poésie étrangères et, dans le domaine de la philosophie, 16 ouvrages écrits par des philosophes de la ville ainsi que 15 traductions de philosophes étrangers.

Ces œuvres des auteurs de Bielefeld sont imprimées par des imprimeurs et reliées par des relieurs, puis les 1505 ouvrages sont livrés aux 26 librairies de la ville afin d’alimenter en lecture les Bielefeldois impatients de consacrer les longues nuits d’hiver à leur passion : lire des livres. Et puisqu’à Bielefeld, un livre n’est un livre que s’il réunit le travail des poètes, graphistes et relieurs avec les connaissances des libraires, il est clair que les Bielefeldois envisagent l’activité de « lecture » comme autre chose que le visionnage de phrases et la consommation de textes. Année après année, ils attendent donc pour s’y immerger le retour du flot de livres, et se laissent surprendre par toute cette nouveauté, tout ce qui n’existait pas encore.

Cette situation a conduit à l’émergence à Bielefeld d’une communauté de tous ceux qui ont un lien avec la production de livres : l’Association des écrivains de Bielefeld, un syndicat d’auteurs qui a pour mission de protéger la liberté en littérature. Cette association s’occupe des accords avec les éditeurs, théâtres, médias, institutions et autres établissements qui souhaitent publier ou utiliser des œuvres.

C’est ainsi qu’à Bielefeld, 70 écrivains vivent de leur seule activité d’écriture ; la ville verse des commissions à un fond spécial qui couvre le prêt des livres par les bibliothèques publiques et leur utilisation comme supports pédagogiques par les écoles de la ville.

Poésie et littérature occupent à Bielefeld un rang si élevé que la laiterie de la ville a organisé un concours de poésie entre les écoliers de la ville et publié les poèmes des enfants sur les cartons de lait. Les familles bielefeldoises purent alors enrichir leur journée par la lecture de poèmes au petit-déjeuner, par exemple celui-ci :

Autrefois
j’étais si heureux
de le tourmenter
et personne n’osait me le reprocher

Maintenant
je l’ai vu aujourd’hui,
il est célèbre.
Je l’envie ;
que suis-je ?
Rien !

Bienvenue dans la ville

On ne s’étonnera donc pas que le maire de la ville s’adresse par écrit à ceux qui la visitent, les touristes, et leur explique que la probabilité qu’ils se trouvent dans la ville est faible, car la plus grande partie de l’humanité se trouve ailleurs, un fait établi scientifiquement :

« Le lieu de notre naissance est-il un hasard ? Est-il soumis à une loi générale ? Ai-je déjà existé sous une forme ou une autre avant de naître ? Ai-je eu quelque chose à voir avec le lieu de ma naissance ? Pourquoi Adolf Hitler et Eva Braun n’ont-ils pas eu d’enfants ? Est-ce qu’ils n’ont pas essayé d’en avoir ? Est-il possible qu’aucun enfant n’ait voulu d’eux comme parents ? Je ne sais pas, mais je ne crois pas aux coïncidences. Je ne crois pas que Dieu joue aux dés, surtout lorsque des vies humaines sont concernée. Ces pensées nous conduisent immanquablement à considérer le chat de Schrödinger. Il s’agit probablement de l’un des chats les plus célèbres au monde (peut-être après Ninja Cat). Personne ne sait encore comment il s’appelait ? Quel était donc le nom du chat de Schrödinger ? Abracadabra ? Je ne m’en rappelle plus. Appelons-le Phoenix. C’est un terme courant pour désigner les chats. Phoenix était de l’espèce qui existait et n’existait pas à la fois. Il existait donc toujours, et même si Schrödinger avait tué son chat avec un mauvais goût indéniable, le chat est toujours en vie dans la maison de Schrödinger, tandis que Schrödinger lui-même est mort depuis déjà longtemps :

Δx Δp ≥ h/2

Cela signifie-t-il que j’ai toujours existé, ou bien que je n’ai jamais existé, et que je n’existe donc pas maintenant non plus ? Impossible ! Cela voudrait dire que toute notre existence fut irréelle et n’a existé que dans notre imagination. Si je n’existe pas, alors toi non plus. J’ai eu du mal à y croire. Les faits parlent d’eux-mêmes. Si je ne suis pas vraiment, alors comment pourrais-je prendre l’avion pour la Finlande, m’envoyer une carte postale avec la photo de la présidente Tarja Halonen, rentrer à la maison et accueillir le facteur qui m’apporte ma carte ? Je ne sais pas. »

« Le père était alcoolique, et la mère toujours fatiguée »

« On peut comparer la nation à une famille, avec un père alcoolique qui serait saoul depuis des années…Il avait de grandes idées, surtout quand il en avait. Fort en gueule, il n’hésitait pas à envoyer balader son monde… « Qu’on ne me raconte pas de conneries ! » était sa devise, et sa famille lui faisait confiance. D’une part parce que sa famille l’aimait malgré son ivrognerie et ses erreurs, mais aussi parce que les gens avaient tout simplement peur de s’opposer à lui. Et la famille commença donc à se demander s’il n’était pas une sorte de génie plutôt qu’un alcoolique souffrant de troubles psychiques, un homme brillant capable de voir des choses que le loser moyen était trop bête pour voir… Pour finir, il fut bien obligé de reconnaître sa ruine mentale, physique et financière. Il partit donc en traitement. Et la famille resta, abasourdie, confuse et furieuse. »

Tel fut le discours du maire lors du deuxième débat sur le budget annuel de la ville, et ce discours fut salué par les citoyens, qui qualifièrent ses développements d’« effroyablement justes ». Néanmoins, le maire les mit en garde contre cette fureur, qui « brûle » les énergies et conduit à l’épuisement, car le chagrin et le désespoir engendrent l’inactivité. La colère est humaine et peut être nécessaire, mais si on la laisse s’accumuler, elle devient une substance mortelle qui empoisonne l’esprit. Telles étaient les paroles du maire, et il avait déjà annoncé dans son discours de présentation du budget municipal :

« Nous ne partageons pas une idéologie commune déterminée. Nous ne sommes ni de droite ni de gauche. Nous sommes les deux. Nous ne sommes même pas certains que cette question ait de l’importance… Combien de fois peut-on couper le gâteau ? Qui aura une petite part ? Et qui a besoin d’une vraiment grosse part ? Qu’est-ce qu’un luxe, et qu’est-ce qui est important ? Est-ce qu’il vaut mieux spolier les enfants que les personnes âgées ? »

Le politicien le plus honnête du pays

gnarr_cover-182x300À ce stade, il convient de préciser que ce n’est pas d’une ville dont il est ici question, mais d’une nation entière, qui ne compte justement pas plus de citoyens qu’une ville comme Bielefeld. Et que ce discours est celui d’un maire qui avait adopté le nom de Jón Gnarr , et dont le mandat qui l’a placé à la tête des 8000 employés de la ville de Reykjavik est aujourd’hui achevé. Si son mandat a pris fin, ce n’est pas parce qu’il n’aurait pas été réélu. Bien au contraire. Un an seulement après son élection, la nation lui conféra le titre d’homme politique le plus honorable du pays. Selon un classement des personnalités politiques islandaises publié dans le quotidien Morgunblaðið du 11/03/201, Jón Gnarr occupait la première place en matière de sincérité (28,8 %), de coopération avec la collectivité (23,7 %), de personnalité (29,5 %), tandis qu’il était la lanterne rouge pour ce qui est de la détermination (5,0 %), du pouvoir (5,6 %), de la fermeté de ses convictions (17,9 %) et la capacité à fonctionner sous pression (3,5 %), ce qui faisait de lui la personne la plus honnête et la plus honorable d’Islande.

Un classement qui en irritera plus d’un :  est-ce que ce ne sont pas justement les qualités de « détermination », de « pouvoir », de « fermeté des convictions » et de « capacité à fonctionner sous pression » qui distinguent les hommes politiques et qui font d’eux ce qu’ils sont, qu’ils soient en dictature ou en démocratie – ce qui à cet égard est du pareil au même – que le régime soit laÏque ou non ? Et cela signifie-t-il que les hommes politiques ne sont des hommes politiques que s’ils sont sincères, coopèrent avec la collectivité et sont dotés d’une personnalité ?

Et voici les derniers mots du discours de Jón Gnarr sur le budget annuel de la ville.

« Miss Reykjavik a un avenir devant elle. Peut-être a-t-elle eu un père alcoolique et une mère toujours fatiguée. Mais elle n’en reste pas là. Elle pardonne tout, supporte tout, et s’étire vers la lumière. Reykjavik a le potentiel pour être la ville la plus propre, la plus belle, la plus paisible et la plus vivante au monde, avec une réputation mondiale de sympathie, de culture, de nature et de paix ; un diamant qu’il nous appartient de polir et de faire briller. »

Le « comique »

Qu’est-ce qu’un « comique ? Donnons la parole à Jón Gnarr lui-même :

« Il y a un an, je me trouvai sur l’île de Porto Rico. Je venais de terminer un film pour lequel j’avais écrit le script et que j’avais produit avec quelques amis. J’étais au chômage et me demandais quel pourrait être mon prochain projet.

J’avais travaillé jusque-là dans une agence de publicité, avant d’être licencié suite à la récession et à la dépression économique. Je me tenais au courant de la situation en Islande via les sites d’actualités sur Internet. C’est devenu une habitude après l’effondrement. Avant l’effondrement, je m’intéressais peu à la politique, et je faisais même des efforts certains pour éviter d’avoir à suivre les événements dans ce coin de la société. C’est ce que j’ai fait jusqu’à ce que tout s’écroule dans un grand krach et que notre Premier ministre apparaisse à la télévision pour demander à Dieu de nous bénir. J’ai eu l’impression qu’on me giflait avec un torchon mouillé. Qu’est-ce qui s’était passé ? Après cela, j’ai commencé à suivre attentivement l’actualité. Où que j’aille, toutes les discussions tournaient autour de ça : dans les fêtes, les entretiens d’affaires et avec les amis croisés dans la rue.

En un instant, je suis devenu accro aux informations. Et plus je suivais les informations, plus j’étais en colère. En colère contre les banksters capitalistes. En colère contre le système qui avait échoué. Mais ma fureur la plus vive, je la destinais aux politiciens. Des idiots incapables et égoïstes, tous sans exception, pensais-je.

J’étais furieux contre moi-même, et j’en voulais aux gens qui avaient élu ces politiciens. Je voulais faire quelque chose. Je suis descendu plusieurs fois sur l’Austurvöllur pour participer aux manifestations. Mais je n’ai pas pu me décider à les rejoindre totalement. Je ne voulais pas jeter de ordures dans l’Alþing, ni me coltiner avec la police. Je ne voulais pas évacuer ma rage en ouvrant un blog.

Toute cette colère en moi et autour de moi a commencé à me faire peur. J’ai eu peur qu’elle se renforce et grandisse jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose d’affreux. Je sentais la souffrance de tous. Je compatissais avec ceux qui, en signe de protestation, se taisaient en tapant sur des casseroles. Mais aussi avec les politiciens inquiets qui se précipitaient vers leurs voitures, ou se tenaient devant les caméras, la peur dans les yeux. Je compatissais avec les agents de police qui faisaient face à la foule en colère. Mon père était alors sur son lit de mort à l’hôpital local. Il avait été policier à Reykjavik pendant plus de quarante ans. Pendant toutes ces années, il n’avait jamais été promu à un rang supérieur, parce qu’il était communiste. J’étais triste qu’il meure sans avoir eu conscience que le parti gauche-verts était entré à l’Alþing. Ça l’aurait rendu très heureux. J’aime cette ville et j’aime ce pays. J’aime les gens qui l’habitent. »

Ce qui pose la question du sens qu’il peut y avoir à mesurer la grandeur d’une nation à son nombre de ressortissants.

Le Frankfurter Rundschau titra : « Un clown passe aux choses sérieuses» et Henryk M. Broder rapporta en direct de Reykjavik : « Reykjavik attend le coup d’État ».

Le « clown » Jón a remis la mairie entre les mains de son successeur. Le « coup d’État » est terminé. Pour autant : était-ce un clown ? Était-ce un coup d’État ?

Traduction: Cyrille Flamant

deBielefeld gibt es gar nicht?

ukDoes Bielefeld exist?